si, c'est vrai !

en finir avec l'Europe

Cédric Durand est l’auteur d’un ouvrage intitulé “en finir avec l’Europe”. Dans une interview avec Pascale Fourier (partie 1, partie 2), Cédric Durand nous propose une critique radicale de gauche de l’Union Européenne.

Il affirme que l’Union Européenne actuelle est un projet de classe :

[…] l’Union Européenne telle qu’elle s’est construite est un projet de classe. Ce n’est pas un projet qui est neutre, qui serait uniquement le passage d’un échelon de gouvernement à un autre. C’est, à l’occasion de ce changement d’échelle, un changement de la nature sociale des institutions politiques qui se mettent en place.

Pour faire simple, l’idée-clé est qu’il y a eu, au lendemain de l’après-guerre, la construction d’un « capitalisme démocratique », une forme de compromis social entre les exigences du capitalisme d’un côté, et d’un autre côté la force du mouvement ouvrier, sa capacité à obtenir des nouveaux droits, des améliorations régulières du niveau de vie. Que ce compromis est entré en crise dans les années 1970, pour plusieurs facteurs, on pourra revenir dessus. D’une certaine façon, le néolibéralisme est une manière de casser ce compromis. Et en Europe, là où ce compromis a été le plus loin, là où les droits sociaux étaient les plus avancés, la casse de ce compromis est passée par ce changement d’échelle relancé autour du milieu des années 1980 autour du Marché unique.

En outre, c’est un projet qui tend vers moins de démocratie :

Il s’ancre aussi dans l’ordolibéralisme, construit sur la base d’une tradition fortement développée en Allemagne : il faut limiter la démocratie pour ne pas mettre en danger le processus d’accumulation du capital. Et cette velléité de limiter la démocratie, d’encadrer la démocratie, apparaît juridiquement dès le traité de Rome. Dans celui-ci, la primauté accordée à la concurrence est d’ores et déjà une limite importante à la démocratie.

Le rapport de force dans les années 80 était fortement en défaveur des mouvements sociaux. Ils n’ont pas conséquent jamais eu voix au chapitre lors de la construction européenne :

Lorsque la construction européenne a été relancée dans les années 1980, elle s’est faite dans un cadre dans lequel les mouvements sociaux, les luttes, la Gauche plus généralement, n’avait pratiquement aucun poids, aucune capacité d’intervention directe. On peut parler de sélectivité, d’une certaine façon, dans la construction de l’Etat, du proto-Etat si l’on parle de l’union Européenne. Et les questions qui ont été sélectionnées comme pertinentes, les réponses qui ont été sélectionnées comme pertinentes, ne faisaient aucune place aux exigences de ce qu’on peut appeler les classes populaires au sens le plus large, le mouvement ouvrier – mais on pourrait élargir aussi à d’autres questions démocratiques et sociales, comme les questions antiracistes ou les questions écologiques, qui ont certes une certaine place au niveau européen, mais relativement limitée.

Voici peut-être le point-clé : la relance de la construction européenne dans les années 1980, 1990 et 2000 pour aller jusque-là, se fait dans un contexte d’hégémonie absolue du capital transnational […]

Cela explique que certaines questions sont totalement absentes du projet européen :

N’étant pas présentes au début, [les classes subalternes] n’ont pas pu soulever des questions qui étaient légitimes à ce niveau-là. Ces questions, comme le droit du travail, les procédures démocratiques, comme la protection sociale, les services publics… sont quasiment absentes de l’échelle européens. […] il n’y avait pas d’agenda qui correspondait aux demandes des classes subalternes. Et donc il y a un processus d’exclusion, de marginalisation de ces classes subalternes, au niveau européen, qui se renforce.

Et un projet qui ne répond pas aux aspirations des peuples est un projet bien fragile :

Mais, paradoxalement, c’est aussi une des raisons de cette fragilité du projet européen, que l’on a vue avec la crise de l’Euro qui a eu lieu autour de 2010. La question-même de l’existence de ce projet européen a été posée. Bien sûr il y a eu une résilience, bien sûr la Banque Centrale a réussi à contenir ses contradictions pour un temps, mais ça a révélé cette fragilité de l’Union Européenne. Et cette fragilité, le fait que ce n’est pas véritablement un Etat, que c’est un projet étatique inachevé, est le résultat paradoxal du succès des classes dominantes à rétablir leur projet : en réussissant à mettre en place un projet qui va complètement dans le sens de leurs intérêts, elles se coupent des moyens d’incorporer les classes subalternes. Une certaine exclusion des classes subalternes au niveau européen sape d’une certaine façon les fondements de l’UE, sa capacité à s’instaurer dans la durée.

La sélection des questions gérées au niveau européen et de celles gérées aux niveaux nationaux a introduit une sorte de hiérarchie des normes implicite :

[…] la priorité aux questions de la monnaie, de la concurrence, du commerce au niveau européen, implique un ajustement des autres règles à ces trois exigences au niveau européen. C’est peut-être une idée un peu compliquée à faire passer, mais qui est extrêmement importante : en construisant ces sélectivités au niveau européen, en sélectionnant ces questions primordiales et en changeant d’échelle, on a introduit une hiérarchie. Auparavant, ces questions de commerce, de concurrence, de monnaie, étaient traitées au niveau des différents Etats-Nations avec parallèlement des questions comme le droit du travail, la protection sociale, etc. En construisant le niveau européen et en ne sélectionnant que ces questions à ce niveau-là, eh bien on les a mis au-dessus ! On a instauré une hiérarchie entre les différentes questions.

Que faut-il voir ? C’est que le niveau européen intervient sur les questions de protection sociale, intervient sur les questions de norme du travail, mais il intervient toujours en en faisant une variable d’ajustement par rapport aux exigences qui sont formulées préalablement. Et c’est à cela qu’on assiste depuis 2008, à la fin de ce qui était le modèle social européen. C’est Mario Dragui qui l’annonçait il y a deux ans maintenant au Wall Street journal : le modèle social européen est mort, disait-il. Et d’une certaine façon, le grand acquis de la crise, c’est de casser, de déstructurer, au nom de la stabilité financière et de la compétitivité, les compromis sociaux qui existaient dans la période précédente. Et cette casse est permise justement grâce à cette hiérarchisation des questions.

Et les contraintes qui pèsent sur l’Europe vont nous mener à encore moins de démocratie :

[…] on a une contrainte telle que la préservation de la construction européenne implique une diminution encore plus forte des processus démocratiques.

Cette diminution de la démocratie devrait être compensée par plus de règle, par plus d’arbitraire en quelque sorte :

C’est le cœur du projet néolibéral : gouverner par les règles. Wolfgang Streck dont j’évoquais le nom tout à l’heure et son concept de « capitalisme démocratique »- et de sa crise -, parle de la vie politique aujourd’hui comme d’une distraction pour les middle classes. Pourquoi dit-il cela? Parce qu’effectivement, entre les deux options politiques que sont aux Etats-Unis les républicains ou les démocrates, ou l’UMP et le PS en France, bien sûr il y a des nuances, mais ce ne sont que des nuances… Ce ne sont plus du tout des oppositions de projet. De ce point de vue-là, la politique, au sens « confrontation de projets », « confrontation d’ambitions », perd absolument sa substance.

Selon lui, l’Union Européenne n’est pas en mesure d’apporter du progrès social sur la base des fondements actuels :

[…] il n’y aura pas, dans le cadre des institutions européennes telles qu’elles existent, de programme d’émancipation tel qu’on l’ entend généralement dans la gauche radicale, c’est-à-dire un programme qui favorise l’égalité, qui garantisse un niveau de protection sociale élevé, qui organise une transition écologique…

La seule solution est à ses yeux la rupture avec l’Union Européenne actuelle :

[…] je suis partisan de la [rupture avec l’institution européenne], pour lutter contre les nationalismes. Aujourd’hui, les nationalismes grandissent en partie autour de cette question européenne.

Mais si l’on veut que cette rupture soit compris et soutenue, il importe d’en expliquer les raisons :

[…] il faut à mon sens, sans ambiguïté, expliquer et dénoncer la nature de classe du projet européen tel qu’il s’incarne aujourd’hui et assumer le fait que tout projet émancipateur conduirait à rompre avec ces institutions-là. Rompre pour aussitôt après, ou en même temps, proposer aux autres peuples d’autres formes d’intégration solidaire, des projets communs, une monnaie peut-être commune et non pas unique, des projets d’investissement dans la transition écologique et environnementale, une position commune sur la scène internationale, etc.

La difficulté pour construire un discours de gauche alternatif, c’est qu’aujourd’hui il n’y a pas de marges de manœuvre pour des demi-mesures. Il faut rompre avec la libre circulation des capitaux, le chantage permanent qu’instaure le capital sur les Etats et sur les salariés.

Il faut rompre avec le libre-échange, dans une certaine mesure, de façon à pouvoir reconstruire des compromis sociaux à l’échelle nationale. Rompre avec le libre-échange, ça ne veut pas dire l’autarcie : c’est réguler les rapports entre les différentes économies et l’économie mondiale.

Cette critique radicale de gauche de l’Union Européenne invite à une rupture franche vis-à-vis du projet actuel d’intégration européenne.