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Allemagne de l'est, histoire d'une annexion

Dans un article intitulé Allemagne de l’est, histoire d’une annexion, les auteurs dévoilent la face cachée de la réunification allemande : l’annexion de l’Allemagne de l’est par l’Allemagne de l’ouest.

A la fin des années 1980, l’URSS est affaiblie. En 1989, l’Allemagne de l’est est fragilisée et le pouvoir chancelle. Contrairement à l’histoire officielle déclinée dans les livres d’histoire, les Allemands de l’est ne rêvent pas d’une réunification, ils rêvent de la restauration de la démocratie et du socialisme dans leur pays. Mais l’Allemagne de l’ouest ne l’entend pas de cette oreille : elle souhaite profiter de cette opportunité pour annexer l’Allemagne de l’est et s’approprier ses richesses.

À l’automne 1989, la population de la RDA écrit sa propre histoire. Sans concours extérieur, les manifestations de masse à Berlin, Leipzig, Dresde destituent l’État-parti dirigé par le Parti socialiste unifié (SED), sa police politique, ses médias aux ordres. Dans les semaines qui suivent la chute du Mur, l’écrasante majorité des opposants au régime aspire non pas à l’unification, mais à une RDA démocratique — à 71 %, selon un sondage du Spiegel (17 décembre 1989). Les propos d’un pasteur lors du rassemblement monstre du 4 novembre 1989 sur l’Alexanderplatz à Berlin traduisent cet état d’esprit : « Nous autres Allemands avons une responsabilité devant l’histoire, celle de montrer qu’un vrai socialisme est possible. »

Même tonalité dans l’appel « Pour notre pays » lancé le 26 novembre et présenté à la télévision nationale par l’écrivaine Christa Wolf. « Nous avons encore la possibilité de développer une alternative socialiste à la RFA [République fédérale d’Allemagne] », affirme ce texte qui recueillera 1,2 million de signatures — sur 16,6 millions d’habitants. Réunis au sein de la Table ronde, créée le 7 décembre sur le modèle polonais et hongrois pour « préserver l’indépendance » du pays et rédiger une Constitution, mouvements d’opposition et partis traditionnels esquissent les contours d’un socialisme démocratique et écologique. L’irruption des forces politiques ouest-allemandes neutralise bientôt cette mobilisation.

Un temps sidérés par les événements, les dirigeants de Bonn — alors capitale de la RFA — se lancent à la conquête électorale du pays voisin. Leur ingérence dans le scrutin législatif du 18 mars 1990, le premier soustrait à l’influence de l’État-parti et de Moscou, est telle qu’Egon Bahr, ancien ministre social-démocrate et artisan dans les années 1970 du rapprochement entre les deux Allemagnes, parle des « élections les plus sales [qu’il ait] observées dans [sa] vie ». Fort du soutien des États-Unis et de la passivité d’une URSS affaiblie, la République fédérale dirigée par le chancelier conservateur Helmut Kohl procède en quelques mois à un spectaculaire coup de force : l’annexion d’un État souverain, la liquidation intégrale de son économie et de ses institutions, la transplantation d’un régime de capitalisme libéral.

Cette annexion, même si elle n’est jamais présentée comme telle dans les livres d’histoire, est totalement assumée par ceux qui l’ont organisée.

Pour comprendre la malfaçon de l’histoire officielle, à laquelle nul ou presque ne croit à l’Est, il faut se débarrasser du mot même qui la résume : il n’y a jamais eu de « réunification ». À cet égard, M. Wolfgang Schäuble, ministre de l’intérieur de la RFA chargé des négociations du traité d’unification, tient à la délégation est-allemande, au printemps 1990, des propos sans ambiguïté : « Chers amis, il s’agit d’une entrée de la RDA dans la République fédérale, et pas du contraire. (…) Ce qui se déroule ici n’est pas l’unification de deux États égaux. » Plutôt que de faire voter aux deux peuples allemands rassemblés une nouvelle Constitution, conformément à la Loi fondamentale de la RFA (article 146) et au souhait des mouvements civiques, Bonn impose l’annexion pure et simple de son voisin, en vertu d’une obscure disposition utilisée en 1957 pour rattacher la Sarre à la République fédérale. Signé le 31 août 1990 et entré en vigueur le 3 octobre suivant, le traité d’unification étend simplement la Loi fondamentale ouest-allemande à cinq nouveaux Länder créés pour l’occasion, effaçant d’un trait de plume un pays, dont on ne retiendra plus désormais que l’inflexible dictature policière, le kitsch vestimentaire et la Trabant.

La brutalité du rattachement de l’Allemagne de l’est provoqua un choc économique qui détériora durablement les conditions de vie des Allemands de l’est.

En une nuit, la RDA accomplit la libéralisation économique que l’Allemagne occidentale avait menée après-guerre en une décennie. En juillet, la production industrielle chute de 43,7 % par rapport à l’année précédente, de 51,9 % en août et de près de 70 % fin 1991, tandis que le nombre officiel de chômeurs grimpera d’à peine 7 500 en janvier 1990 à 1,4 million en janvier 1992 — plus du double en comptant les travailleurs au chômage technique, en reconversion ou en préretraite. Aucun pays d’Europe centrale et de l’Est sorti de l’orbite soviétique ne réalisera plus mauvaise performance…

Les biens publics ont été rassemblés au sein de la Treuhand, une structure en charge de liquider ou de privatiser l’ensemble de ces biens avec à la clé une énorme destruction de capital productif en même temps qu’un accaparement des biens de l’Allemagne de l’est par des investisseurs de l’Allemagne de l’ouest.

La Treuhand s’acquitte de sa mission en privatisant ou en liquidant la quasi-totalité du « patrimoine du peuple » — nom donné aux entreprises et aux biens d’État dont elle reçoit la propriété le 1er juillet 1990. À la tête de 8 000 combinats et sociétés, avec leurs 32 000 établissements — des aciéries aux colonies de vacances en passant par les épiceries et les cinémas de quartier —, d’une surface foncière représentant 57 % de la RDA, d’un empire immobilier, cette institution devenue en une nuit le plus grand conglomérat du monde préside aux destinées de 4,1 millions de salariés (45 % des actifs). À sa dissolution, le 31 décembre 1994, elle a privatisé ou liquidé l’essentiel de son portefeuille et peut s’enorgueillir d’un bilan sans équivalent dans l’histoire économique contemporaine : une ex-RDA désindustrialisée, 2,5 millions d’emplois détruits, des pertes évaluées à 256 milliards de marks pour un actif net initial estimé par son propre président, en octobre 1990, à 600 milliards !

Ce prodige du libéralisme représente pour Mme Luft, dernière ministre de l’économie de la RDA, « la plus grande destruction de capital productif en temps de paix ». Les chercheurs Wolfgang Dümcke et Fritz Vilmar y voient de leur côté un temps fort de la colonisation structurelle subie par la RDA : investisseurs et entreprises ouest-allemandes ont racheté 85 % des sites de production est-allemands ; les Allemands de l’Est, 6 % seulement.

Outre l’enrichissement de investisseurs d’Allemagne de l’ouest, cette opération avait également pour effet de supprimer toute concurrence en provenance d’Allemagne de l’est, garantissant ainsi les marges des entreprises d’Allemagne de l’ouest.

Une série de décisions absurdes ainsi que la collusion entre la Treuhand, le gouvernement conservateur et le patronat ouest-allemand ont nourri la conviction — jamais démentie — que la Treuhand avait d’abord agi pour éliminer du marché toute concurrence susceptible de faire baisser les marges des groupes ouest-allemands.

L’action de la Treuhand a été le théâtre d’actes qui aujourd’hui encore restent dans les mémoires des Allemands de l’est :

  • suppressions d’emploi par centaines de milliers
  • fermeture d’usines rentables afin d’éviter de concurrencer les usines d’Allemagne de l’ouest
  • magouilles des investisseurs, détournement de subventions, corruption, malversations
  • émolument somptueux des liquidateurs de la Treuhand
  • coût exorbitant de consultants externes

L’Allemagne de l’est reste - aujourd’hui encore - meurtrie de ces actes de prédation.

Plusieurs années après la réunification, les langues se délient et la vérité fait surface petit à petit.

« En vérité, a admis en 1996 l’ancien maire de Hambourg Henning Voscherau (SPD), les cinq années de “construction de l’Est” ont représenté le plus grand programme d’enrichissement des Allemands de l’Ouest jamais mis en œuvre. »

Une réunification qui avait la forme d’une annexion et le goût amer de la spoliation.