Yves Sintomer s’intéresse au retour du tirage au sort dans les régimes politiques contemporains.
La polarisation d’un régime démocratique sur l’élection est une exception historique qui mène à l’aristocratie, préférée à l’époque à l’arbitraire du tirage au sort.
L’expérimentation républicaine et démocratique a rarement joué sur une seule procédure, et la polarisation moderne sur l’élection est plutôt une exception historique. La question de savoir pourquoi le tirage au sort a disparu de la scène politique avec les révolutions modernes a pour la première fois été posée par Bernard Manin. Sa réponse s’appuyait sur deux éléments : d’une part, les pères fondateurs des républiques modernes voulaient une aristocratie élective, et il était donc logique qu’ils rejettent le tirage au sort, associé depuis Platon et Aristote à la démocratie. D’autre part, la théorie du consentement, fortement enracinée dans les théories du droit naturel, s’était diffusée à tel point qu’il semblait difficile de légitimer une autorité politique qui ne soit pas formellement approuvée par les citoyens.
Mais certaines contraintes techniques (comme le nombre important de citoyens) peuvent aussi expliquer cette préférence pour l’élection, aux dépens du tirage au sort.
L’impossibilité de recourir au concept statistique d’échantillon représentatif, alors même que le calcul des probabilités était déjà très développé au moment des révolutions française et américaine, constitue un élément déterminant pour comprendre pourquoi le tirage au sort politique semblait condamné dans les démocraties modernes : leur taille, rappelaient à l’envie la presque totalité des auteurs de l’époque, rendait désormais impossible un autogouvernement similaire à celui des démocraties antiques. Dans ce monde conceptuel, tirer au sort signifiait donner arbitrairement le pouvoir à certains. En l’absence de la notion d’échantillon représentatif, les tenants d’une représentation descriptive étaient du coup condamnés à choisir d’autres outils pour faire progresser leurs idéaux.
Mais la pratique de l’échantillon représentatif (comme par exemple pour les sondages d’opinion) remet au goût du jour le tirage au sort.
Des mini-publics délibératifs
Inversement, la signification actuelle du retour du tirage au sort dans de multiples expériences s’explique largement par la diffusion de la notion d’échantillon représentatif, qui avait au préalable gagné une certaine légitimité politique à travers les sondages d’opinion. Les expériences contemporaines se singularisent en ce qu’elles pensent le tirage au sort comme moyen de sélectionner un échantillon représentatif (ou au moins diversifié) de la population, une sorte de microcosme de la cité, un mini-public qui peut opiner, évaluer, juger et éventuellement décider au nom de la collectivité, là où tous ne peuvent prendre part à la délibération et où l’hétérogénéité sociale interdit de croire que tous les individus sont interchangeables.
Le mini-public délibératif ne peut être assimilé au tirage au sort pratiqué à Athène à l’époque de la Grèce antique.
Certains des idéaux classiques tels que l’égalité de tous les citoyens devant la sélection aléatoire ou l’idée que chacun peut apporter une contribution utile à la solution des problèmes collectifs retrouvent une seconde jeunesse avec les expérimentations actuelles. Cependant, dans des cités telles l’Athènes antique et la Florence médiévale ou renaissante, chacun de ceux qui appartenaient au groupe dans lequel on tirait au sort était tour à tour gouvernant et gouverné. Sous cette forme, rotation rapide des charges publiques et sélection aléatoire permettaient un autogouvernement difficilement concevable à l’échelle nationale dans les démocraties modernes. La démocratie délibérative repose sur une autre logique. Elle est fondée sur des mini-publics qui rendent possible la constitution d’une opinion publique contrefactuelle, qui se différencie des représentants élus mais aussi de l’opinion publique du grand nombre. John Adams pouvait réclamer que les représentants « pensent, ressentent, raisonnent et agissent » comme le peuple. Pour les théoriciens de la démocratie délibérative, la similarité statistique entre les représentants « descriptifs » et le peuple n’est qu’un point de départ. Le mini-public, une fois qu’il a délibéré, est censé pouvoir avoir changé d’opinion – un tel changement est même le signe attendu d’une délibération de qualité. Cela est clairement perceptible lorsque James Fishkin présente la logique du sondage délibératif, un instrument qu’il a inventé :
“Prenez un échantillon national représentatif de l’électorat et rassemblez ces personnes venues de tout le pays dans un même lieu. Plongez cet échantillon dans le thème en question, avec un matériel informatif soigneusement équilibré, avec des discussions intensives en petits groupes, avec la possibilité d’auditionner des experts et des responsables politiques ayant des opinions opposées. À l’issue de plusieurs jours de travail en face-à-face, sondez les participants de façon détaillée. Le résultat offre une représentation du jugement éclairé du public.”
L’objectif est de se démarquer de la logique épistémologique et politique des sondages classiques : alors que ceux-ci ne représentent « qu’une agrégation statistique d’impressions vagues formées la plupart du temps sans connaître réellement les argumentaires contradictoires en compétition », les sondages délibératifs veulent permettre de savoir « ce que le public penserait s’il avait véritablement l’opportunité d’étudier le sujet débattu ».
Le tirage au sort a pour lui plusieurs arguments le légitimant :
- une politique plus délibérative,
- la diversité des expériences sociales,
- un succédané de démocratie radicale,
- l’impartialité.
L’argument de l’impartialité semble aujourd’hui être particulièrement convaincant à l’heure où le microcosme politique n’inspire plus confiance.
Un quatrième argument en faveur des mini-publics tirés au sort, plus consensuel et découlant d’une vaste expérience historique, repose sur leur impartialité. Les élus, les experts et les intérêts organisés sont fortement enclins à défendre des intérêts particuliers. À l’inverse, la sélection aléatoire tend à recruter des personnes non partisanes, sans intérêts de carrière à défendre et que des règles délibératives procédurales poussent à formuler un jugement tendu vers l’intérêt général. Cette caractéristique est notamment précieuse lorsqu’il s’agit de traiter des enjeux de long terme, comme la préservation des équilibres écologiques et des conditions de vie des générations futures.
Mais la démocratie délibérative doit pouvoir relever des défis :
- la délibération face aux inégalités sociales,
- les effets de la délibération sur les individus,
- la question de la responsabilité,
- la délibération contre la publicité,
- la délibération des mini-publics contre délibération des masses,
- la question de la transformation sociale.
Même si Yves Sintomer ne préconise pas de supprimer les élections, il souhaite associer le tirage au sort à l’élection afin d’enrichir la dynamique démocratique.
Dans le futur, il serait souhaitable que le tirage au sort soit de nouveau associé à l’élection, comme il le fut dans la majorité des expériences démocratiques et républicaines de l’histoire. Pour que cette innovation ait vraiment un sens, elle devrait être institutionnalisée légalement et ne pas reposer seulement sur la volonté politique de certains responsables. L’idée n’est bien sûr pas de supprimer les élections, mais d’enrichir la dynamique démocratique en y faisant intervenir ce nouvel élément à une échelle significative.
Reste à déterminer ce qu’il entend par “enrichir la dynamique démocratique” et quelle forme prendrait cette “intervention du tirage au sort à une échelle significative”.