Pourquoi est-il nécessaire de se pencher sur la question du partage des richesses ?
Parce qu’une société segmentée représente une menace pour la démocratie.
La démocratie nécessite de la cohésion, une volonté de vivre ensemble. Or plus les écarts de richesse s’agrandissent, moins la cohésion est forte.
Dans un article intitulé une société salariale segmentée qui menace la démocratie, Richard Sobel affirme que la réforme actuelle des retraites ne vise pas à remplacer un mode de retraite par un autre (retraite par répartition remplacée par la retraite par capitalisation), mais plutôt à diviser le salariat en deux catégories. Les tenants de la retraite par capitalisation (d’inspiration individualiste) auront alors déjà gagné.
Aujourd’hui, une nouvelle séquence de la « réforme » s’ouvre (après celles de 1993, de 2003 et de 2010), la première sous un gouvernement de gauche. Pour les élites politico-économiques et leurs relais médiatiques, il s’agit d’un nouvel épisode de l’adaptation nécessaire de notre modèle social aux contraintes de la démographie et de l’économie mondialisée. Pesant discours du « raisonnable » qui masque le fond de l’affaire, l’affaiblissement politique du monde du travail et la reprise en main, par la logique rentière et son marketing néolibéral, de la dynamique de nos sociétés. La société salariale n’était donc pas la fin de l’histoire, mais un simple armistice dans la lutte des classes. À ceci près que la contre-offensive est insidieuse ; si elle dispose d’acteurs conscients et de pédagogues zélés, elle est aussi portée par des gens sincères, mais intellectuellement désarmés, qui pensent vraiment « sauver ce régime par répartition auquel les Français sont si attachés ». En privilégiant l’allongement de la durée de cotisation, toutes les réformes vont dans le même sens : globalement, les salariés liquideront leur droit à la retraite de plus en plus tard, et verront – allongement des études, précarisation des carrières, stagnation des salaires et chômage structurel aidant – le montant de leur pension de répartition baisser. Ce qui se dessine, ce n’est pas la substitution complète de la capitalisation (dispositif « individualiste » qui a les faveurs idéologiques du social-libéralisme dominant) à la répartition (dispositif « collectiviste » qui a l’énorme défaut de montrer que le monde du travail peut parfaitement se passer des marchés financiers), substitution de toute façon impossible à court terme. Mais le démantèlement du socle unificateur de notre système, le régime par répartition, et donc, progressivement, la fin de la dynamique d’intégration salariale.
Les institutions du monde du travail ne se sont pas construites en un jour et ne se détruiront pas en une nuit. Mais, à terme, ce qui menace, dans ce domaine comme dans bien d’autres (assurance maladie, services publics), c’est une société salariale segmentée, et donc une démocratie menacée. La minorité des salariés pouvant épargner suffisamment se tournera de plus en plus vers la capitalisation qui, de complément qu’elle est encore pour l’essentiel, pourrait devenir la norme de cette couche néorentière en voie d’autonomisation complète. La masse du salariat s’appauvrira, condamnée à une pension de répartition se réduisant comme peau de chagrin dès lors que persisteront le chômage structurel, le sous-emploi et la précarité. La frontière entre pension de répartition et minimum vieillesse s’affaiblissant, cela nourrira le ressentiment des couches salariales fragilisées et constituera un coin sur lequel les démagogues libéraux, au nom de la « France qui se lève tôt », pourront venir appuyer pour stigmatiser « l’assistanat ». Bref, la socialisation du salaire se délitera en deux figures régressives pour le monde du travail, la rente comme modèle et l’allocation comme stigmate.
“Diviser pour mieux régner”, le vieil adage est toujours d’actualité.