Dans un article intitulé Grèce : pas de démocratie sans désobéissance aux traités, Gwenaël Breës met en perspective la période de négociation entre la Grèce et la Troïka.
En se référant aux déclarations d’Aléxis Tsípras, on comprend qu’il ait pu susciter de grands espoirs lors de son élection en janvier 2015. Et par conséquent la déception en juillet 2015 fut à la hauteur des espoirs déçus.
« Nous serons originaux, en respectant après les élections ce que nous disions avant », avait annoncé Alexis Tsípras. Quelques mois plus tard, force est de constater que l’originalité se situe ailleurs : un nouveau paquet d’austérité est endossé par la « gauche radicale » élue pour y mettre fin. Pour justifier cette mutation, toute critique est renvoyée à cette question : « Qu’auriez-vous fait à sa place ? » Ce à quoi on peut répondre, sans hésitation : autre chose, autrement.
Mais en fin de compte, il apparaît que Syriza a été élu sur un programme qui était une illusion de radicalité. Les alternatives existaient mais n’ont pas été exploitées.
Une série de témoignages nous permettent de reconstituer les négociations menées pendant cinq mois par Syriza et de comprendre que sa défaite, certes spectaculaire, s’explique davantage par les illusions de « radicalité mouvementiste » entretenues envers ce parti (pourtant largement converti à la realpolitik et, désormais, au culte du chef), que par l’absence d’alternatives — lesquelles sont trop souvent présentées comme un choix caricatural entre monnaie commune ou nationale, entre « stabilité » et « chaos »…
Il convient cependant de rappeler que Syriza évoluait dans un contexte autoritaire qui ne laissait d’autres choix à Aléxis Tsípras que la soumission ou l’affrontement.
Le 28 janvier, le patron de la Commission européenne Jean-Claude Juncker déclarait : « Il ne peut y avoir de choix démocratique contre les traités européens ». Deux jours plus tard, le président de l’Eurogroupe, Jeroen Dijsselbloem, confirmait : « Soit vous signez le mémorandum, soit votre économie va s’effondrer. Comment ? Nous allons faire tomber vos banques. »
Il fit le choix de la soumission.
Au lieu de rompre avec la logique des memoranda et de la Troïka, comme il l’avait promis, il demanda aux « institutions » de négocier un « plan de sauvetage » — ce qui, excepté la nuance sémantique, revient au même.
Peut-être Aléxis Tsípras et ses proches avaient-ils le secret espoir de trouver le chemin de la négociation, en naviguant habilement entre soumission et affrontement.
« Notre principale erreur ? Avoir mal mesuré leur volonté de nous détruire », admet un ministre. « M. Tsípras et son entourage (principalement MM. Pappas, Dragasákis et M. Alekos Flambouraris, ministre d’État pour la coordination gouvernementale) étaient en effet convaincus qu’ils pourraient parvenir à un meilleur compromis avec les institutions européennes en créant un rapport de confiance avec elles », résume un observateur.
Mais le rapport de confiance ne fut jamais réciproque. Et Aléxis Tsípras n’en a jamais pris acte et s’est donc laissé glisser vers la soumission alors qu’il aurait pu faire le choix de l’affrontement.
Le plus inexplicable, c’est que l’état-major grec se laissa acculer, « un revolver sur la tempe », à signer l’accord ravageur qu’on connaît, sans avoir cherché à renverser le rapport de force, ni mis à profit les cinq mois de négociations pour élaborer des plans B, C ou D. La réponse de Tsípras est déconcertante : « D’après ce que je sais, […] des alternatives que nous aurions prétendument ignorées, n’existent pas ! » Pourtant, la situation imposait d’être préparé à différentes options, et des réponses existaient noir sur blanc dans le programme de Syriza.
Le chemin de l’affrontement était simple : arrêter de rembourser la dette et discuter de l’origine de celle-ci.
L’alternative consistait à faire défaut ou appliquer un moratoire sur la dette, afin de sortir de la spirale infernale des emprunts destinés à rembourser les emprunts antérieurs et leurs intérêts. Les travaux de la Commission de vérité sur la dette publique, salués par les organes compétents de l’ONU, ont d’ailleurs conclu que cette dette est « illégale, odieuse, et insoutenable ». Mais « le gouvernement fait comme si tout cela n’existait pas », préférant tenter de rallier ses « partenaires » à l’idée d’une conférence européenne sur la dette — en vain.
Comme l’option de la sortie de l’euro n’a jamais été sérieusement envisagée, elle ne pouvait servir d’argument de poids dans la négociation qui aurait pu naître de ce rapport de force.
Comme l’a rappelé la Plateforme de gauche, « une option [de sortie de l’euro] n’existe réellement que si on la présente. » Or, Syriza n’a jamais préparé les esprits à l’éventualité d’un Grexit. Le cabinet Tsípras ne l’a étudiée qu’en surface, paniqué par l’idée de créer une prophétie auto-réalisatrice. Et il s’est lui-même interdit d’en utiliser stratégiquement la menace, permettant à l’Allemagne de s’en emparer comme arme de négociation en dernière minute. Avec le résultat que l’on sait.
Or la sortie de l’euro est un passable obligé pour la Grève si elle veut se dégager de la soumission à l’Union européenne et retrouver des perspectives.
Un Grexit ne peut être un objectif en soi : le choix d’une monnaie, même nationale, repose sur des rapports de domination. Mais on sait désormais que sortir de l’euro est un passage obligé pour qui veut mener des transformations sociales sans attendre une hypothétique « Europe sociale ». Voici la Grèce face à un vrai choix : une voie la maintient dans l’engrenage de la déflation, la récession, la mise sous tutelle, l’asservissement à la dette pour les quarante années à venir ; une autre la fait bifurquer dans le registre de l’inconnu — mais pourquoi en avoir peur, quand on voit à quoi ressemble le connu ? Certes, reconstruire un système monétaire en sortant d’une monnaie unique est une aventure, impliquant une transition de plusieurs mois ou années très difficiles. Faut-il pour autant ne pas en considérer les conséquences positives ? Car elle permettrait de rendre aux Grecs quelque chose de précieux que les mémoranda leur ont durablement retiré : des perspectives. Une prise en mains de leur destin.
Dès son élections, l’équipe d’Aléxis Tsípras s’est coupée de sa base militante et du soutien populaire, et s’est focalisée sur l’approche institutionnelle.
L’équipe Tsípras s’est immédiatement autonomisée du parti et coupée de sa base sociale et militante. Pendant les négociations, pensant que leur réussite en dépendait, elle a tout fait pour « éviter une montée des tensions en Grèce et un emballement de la base du parti », au motif d’une nécessaire paix sociale pendant ce moment de « lutte nationale » (jusqu’au 15 juillet, il n’y eut aucune grève et, au contraire, des manifestations de soutien au gouvernement). Elle a privilégié une approche uniquement institutionnelle, sans articulation avec la vague de solidarité qui émergeait spontanément à travers l’Europe et qui aurait pu compliquer la victoire des créanciers. Sans mobiliser la population grecque, laissée sans prise ni explications sur le scénario qui se jouait et ses conséquences.
Yánis Varoufákis, ministre des Finances du premier gouvernement d’Aléxis Tsípras déclarait peu après sa démission : “Il n’y a jamais eu une négociation entre l’UE et la Grèce en tant qu’État membre.”
Même si le gouvernement d’Aléxis Tsípras a demandé l’organisation d’un référendum à la suite de l’échec des négociations avec la troïka, Syriza n’a jamais réellement fait campagne dans la semaine qui précédait le référendum.
Un seul rassemblement est organisé par Syriza, le 3 juillet, à trente-six heures du vote. Le faible équipement prévu (podium, sonorisation, écrans) pour accueillir la foule qui déborde de tous les côtés de la place Syntagma, indique que les organisateurs n’ont pas prévu l’ampleur de la mobilisation. Des proches de Tsípras racontent que celui-ci, pris au dépourvu par ce succès, préfère écourter son discours et quitter aussitôt le meeting. Curieuse attitude pour un dirigeant vivant un tel moment de communion avec son peuple…
Suite à la trahison de leur programme électoral, Yánis Varoufákis a décidé de démissionner tandis qu’Aléxis Tsípras a décidé de poursuivre son action.
« Lors de notre arrivée au pouvoir », poursuit Varoufákis, « nous nous étions dit deux choses, Alexis Tsípras et moi : premièrement, que notre gouvernement essaierait de créer la surprise en faisant réellement ce que nous avions promis de faire. Deuxièmement, que […] nous démissionnerions plutôt que de trahir nos promesses électorales. […] Je pensais que c’était notre ligne commune. »
Et les derniers soutiens d’Aléxis Tsípras au sein de Syriza lui ont petit à petit retiré leur soutien.
Zoe Konstantopoulou, la présidente du Parlement, qui défendait encore Tsípras à son retour de Bruxelles, déplore depuis sa décision de « gouverner sans la société, sans le peuple, en créant une alliance avec les forces les plus anti-populaires d’Europe. »
La volte-face sur le fond fut accompagnée rapidement par une volte-face sur la forme avec une ouverture vers des partis situés à droite de Syriza.
« Si nous n’avons pas la majorité absolue […], nous n’allons pas coopérer avec [les partis de] l’ancien système. Nous n’allons pas faire revenir par la fenêtre ceux que le peuple a fait sortir par la porte », annonce le candidat au début de la campagne. Il ne lui faudra qu’une semaine pour se dédire, en se déclarant ouvert à une coalition avec le Pasok, voire avec La Rivière (To Potámi – une formation européiste souvent présentée comme la « créature de Bruxelles »).
Le bilan de Syriza et d’Aléxis Tsípras au cours du printemps 2015 apparaît donc comme mitigé pour certains, catastrophique pour d’autres.
Le troisième mémorandum comprenant d’ailleurs des mesures qu’aucun gouvernement de droite n’avait jusqu’à présent osé signer. Mais « ce n’est qu’en ayant le courage de regarder la réalité en face que l’on peut lutter contre elle » et il faut bien l’admettre aujourd’hui : Syriza est à ranger au rayon des adversaires les plus pervers. Son retournement, particulièrement insidieux, a mis le moral en berne de ceux qui ont porté le mouvement anti-austérité et qui avaient vu en ce parti une réponse à leurs aspirations de dignité et de justice sociale. C’est sans doute là l’enjeu principal des luttes sociales aujourd’hui : transformer le désespoir en colère, la résignation en engagement et les plans B en plans A.
Au delà des accords signés, Syriza et Aléxis Tsípras pourraient bien avoir sérieusement blessé une disposition essentielle de l’esprit grec : l’espoir !