Dans un article intitulé croissance, un culte en voie de disparition, Jean Gadrey estime que la croissance infinie est non seulement illusoire, mais également qu’elle va à l’encontre des objectifs climatiques que se sont fixés les états.
Même des économistes médiatiques commencent timidement à envisager l’hypothèse d’un monde sans croissance, du moins dans les pays dits avancés.
Si quelques économistes - constatant que la croissance tant attendue ne revient pas - commencent à évoquer un monde sans croissance, il ne saisissent cependant pas que l’explication de cette décroissance est à chercher du côté de l’environnement : l’épuisement des ressources naturelles.
Quelques hirondelles ne font pas le printemps, mais ces exemples ne sont pas insignifiants, bien qu’aucun ne fasse intervenir un facteur explicatif essentiel : l’épuisement, déjà en cours, de la plupart des ressources naturelles de la croissance. Matthieu Auzanneau, spécialiste du pic pétrolier, et Philippe Bihouix, expert des ressources fossiles et des minerais, en ont livré des constats rigoureux.
Pourtant, le culte de la croissance est à ce point ancré dans l’esprit des dirigeants politiques que, même lorsqu’ils tiennent des discours enflammés sur la lutte contre le changement climatique, ils s’empressent de rappeler qu’elle demeure un impératif.
Et dans tous les cas, la décroissance est souhaitable si l’on souhaite atteindre les objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre que se sont fixés les pays de la conférence des parties.
Plus généralement, la croissance économique, même faible, est-elle compatible avec les taux de réduction des émissions de gaz à effet de serre aujourd’hui exigés pour ne pas franchir des seuils critiques de concentration dans l’atmosphère ?
Compte tenu de l’évolution passée de l’intensité CO2 du PIB ainsi que du PIB par habitant, la croissance est incompatible avec l’atteinte des objectifs fixés par le GIEC.
On doit à l’économiste Michel Husson des projections assez simples permettant de déterminer d’ici à 2050 le taux de croissance du produit intérieur brut (PIB) mondial — ou du PIB par tête — compatible avec les différents scénarios du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC). Il les a établies en fonction d’hypothèses sur le rythme de réduction de l’« intensité CO2 du PIB mondial ». Conclusion : « L’objectif plancher du GIEC [une division par deux des émissions globales entre 2010 et 2050] ne peut être atteint que par une combinaison d’hypothèses très optimistes sur le rythme de réduction de l’intensité CO2 du PIB [— 3 % par an, soit le double du rythme observé depuis vingt ans] et l’acceptation d’un ralentissement marqué de la croissance du PIB par tête [0,6 % par an en moyenne dans le monde]. Quant à l’objectif le plus ambitieux — une baisse des émissions de CO2 de 85 % d’ici à 2050 —, il semble complètement hors d’atteinte. » Il exigerait en effet une réduction drastique de l’intensité CO2, et une réduction absolue du PIB par tête.
Autant dire que la « croissance verte » est un mythe si l’on postule, en accolant ces deux termes, une croissance compatible avec la finitude des ressources matérielles (combustibles fossiles, minerais, terres arables, forêts, eau…) et avec une stricte limitation des risques climatiques et autres dommages causés aux océans, à la biodiversité, etc.
Si la croissance ne crée plus d’emploi et que les conditions de vie sur terre se dégradent, il est grand temps de changer de modèle et de faire passer les objectifs sociaux et environnementaux devant les objectifs économiques.
Le triangle idéologique du libéral-croissancisme — la compétitivité des entreprises fait la croissance, qui fait l’emploi — est d’un simplisme affligeant. Pourtant, il continue d’orienter les décisions politiques.
En réalité, les acteurs dominants du capitalisme néolibéral adorent le chômage comme dispositif disciplinaire les autorisant, d’une part, à freiner les revendications salariales et, de l’autre, à intensifier et précariser le travail pour accroître les profits. Aucun projet post-croissance n’aboutira s’il ne convainc pas que la « relance » du bien-vivre dans un environnement préservé est nettement plus efficace pour vaincre le chômage que les recettes éculées du libéral-croissancisme.
Et pourtant, la croissance n’est nécessaire à la création d’emplois que dans le modèle actuel, qui repose sur la quête perpétuelle de gains de productivité : produire toujours plus avec le même volume de travail. Dans ce modèle, une croissance nulle ou faible, plus faible que les gains de productivité, mène à la régression du volume de travail, et donc du volume d’emplois si le temps de travail moyen par personne reste inchangé. On peut certes alors revendiquer des mesures de réduction ou de partage du temps de travail — c’est même la réponse la plus efficace à la montée du chômage à court et moyen terme ; mais on ne sort pas pour autant du productivisme.
Une démocratie est censé donner le pouvoir au peuple, pas aux entreprises. Ce peuple doit déjà prendre conscience de son existence, reprendre le pouvoir, puis lutter pour un autre modèle.
Il appartient aux citoyens, le plus souvent en contournant les responsables politiques, et plus rarement avec leur appui, de s’insurger et de généraliser ces logiques où la triade compétitivité-croissance/consumérisme/emplois indécents-chômage cède la place à une autre : coopération-bien vivre/sobriété matérielle/emplois décents-activités utiles…
Les initiatives qui nous mènent vers un autre modèle existent déjà, il s’agit dorénavant des les partager, de les reproduire, et de changer la face du monde. Tout un programme !