Dans un article intitulé l’agriculture africaine dans la tenaille libre-échangiste, Jacques Berthelot déplore la situation de l’agriculture africaine et sa position de faiblesse dans le libre-échange mondial.
Il critique les accords de partenariat économique (APE) qui sont souvent en défaveur des pays d’Afrique, mais que ces derniers n’ont souvent pas vraiment la possibilité de refuser.
La Commission de Bruxelles présente les APE comme des accords « gagnant-gagnant ». Pourquoi alors la plupart des pays d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique (ACP) ont-ils refusé de les signer formellement après les avoir paraphés, c’est-à-dire avoir déclaré leur intention de les signer ? C’est le cas notamment du Nigeria, qui comptait pour 72 % du produit intérieur brut (PIB) et 52 % de la population de l’Afrique de l’Ouest en 2016. Son président, M. Muhammadu Buhari, a déclaré devant le Parlement européen le 3 février 2016 que l’APE régional ruinerait son programme d’industrialisation. En Afrique de l’Est, les dirigeants de la Tanzanie et de l’Ouganda formulent les mêmes craintes. Si les APE sont si bénéfiques, pourquoi l’Union européenne a-t-elle refusé de diffuser les trois études d’impact (avril 2008, avril 2012 et janvier 2016) menées sur l’Afrique de l’Ouest ?
L’Union Européenne ne cesse de subventionner sa propre agriculture, rendant par conséquent les agricultures des pays d’Afrique non compétitives.
Les professions de foi libérales de l’Union européenne ne l’empêchent pas de subventionner ses exportations vers l’Afrique de l’Ouest. En 2016, elle a accordé 215 millions d’euros pour 3,4 millions de tonnes de céréales, et 169 millions d’euros pour 2,5 millions de tonnes de produits laitiers en équivalent-lait. La même année, les aides aux exportations vers l’Afrique australe ont atteint 60 millions pour les céréales, 41 millions pour la viande de volaille et les œufs et 23 millions pour les produits laitiers. Enfin, 18 millions d’euros d’aides ont été versés pour les produits laitiers à destination de l’Afrique centrale. Les droits de douane pratiqués par l’Union européenne vis-à-vis du reste du monde et hors quotas tarifaires sont beaucoup plus élevés pour les céréales transformées, les produits laitiers et les viandes que ceux appliqués par l’Afrique subsaharienne.
L’Afrique doit pouvoir protéger son agriculture afin de développer une auto-suffisance alimentaire et de se prémunir de la famine.
L’idée que le continent noir pourrait brutalement s’ouvrir à la concurrence internationale et en tirer des bénéfices économiques relève de l’illusion. Dans l’histoire, aucun pays n’a atteint un développement suffisant pour affronter la compétition avec les autres sans protéger son agriculture et ses industries naissantes des importations. En outre, les États déjà développés ont bénéficié et bénéficient encore de subventions considérables, comme dans le cadre de la politique agricole commune européenne.
Avant d’être un produit commercial, l’agriculture répond à un besoin vital de tous les peuples. La satisfaction des besoins primaires des peuples prime sur les intérêts commerciaux des multinationales.
La petite fiction qui suit, tirée d’un article intitulé c’est ainsi que les paysans survivent, permet de mieux prendre conscience du fait que l’agriculture est un besoin vital.
Pour comprendre leur crainte, il faut saisir ce qu’elle implique dans leur vie quotidienne. Mettez-vous un instant dans la peau d’un agriculteur africain. Avec vos deux hectares de terres, vous êtes plutôt bien loti, comparé à certains de vos voisins, qui possèdent moins d’un hectare. Vous cultivez du maïs, des haricots et quelques légumes. Vous possédez une vache et deux chèvres. Vous avez l’impression que votre situation s’améliore, mais votre famille traverse parfois des moments difficiles, surtout à certaines périodes de l’année.
Vous avez récolté votre maïs il y a quelques mois et en avez vendu une partie tout de suite, parce que vous aviez besoin d’argent pour payer les frais de scolarité de vos enfants et acheter des aliments que vous ne cultivez pas. Vous avez gardé le reste dans un cellier pour nourrir votre famille, mais il n’y en a plus beaucoup. La vente du maïs ne vous a pas rapporté grand-chose, car les prix étaient bas, tous les agriculteurs de la région vendant en même temps. Mais vous ne pouviez pas attendre : votre silo est de mauvaise qualité, votre récolte se serait gâtée en quelques mois. Commence la période de vaches maigres. Vous avez dépensé tout l’argent gagné grâce à la vente de vos produits, et la nourriture dans les magasins est hors de prix. Il vous reste de quoi tenir deux semaines. Vous avez planté des haricots et travaillez aux champs tous les jours pour que la récolte soit abondante, mais rien ne pourra être vendu avant six semaines. En attendant, vous ne savez pas de quoi se nourriront vos enfants. Vous devez trouver un moyen de leur donner à manger.
Votre épouse et vous commencez peut-être à sauter des repas : cela aide à faire durer les réserves. Vous servez peut-être des portions plus petites aux enfants à l’heure du dîner. Ainsi, vous gagnez encore une semaine ou deux. Vous envisagez aussi de contracter un emprunt, mais votre village ne compte aucune banque, et celles de la ville n’ont aucun intérêt à prêter à des paysans ne présentant aucune garantie. Vous pourriez recourir au prêteur du village, qui prend 40 % d’intérêts ; cela devrait vous tirer d’affaire un moment, mais comment le rembourser ?
Vous cherchez une autre solution. Vous envisagez alors de vendre un peu de ce que vous possédez. Vous espériez pouvoir donner à vos enfants de la viande de vos chèvres, mais, si vous en vendiez une, vous pourriez acheter assez de maïs pour quelques semaines. Même si les prix sont au plus bas — les chèvres sont plutôt maigres à cette période de l’année —, cela reste mieux que rien. Vous essayez peut-être de trouver un travail dans les alentours. Un voisin qui possède une grande ferme pourrait vous embaucher quelques heures par jour. Mais les salaires demeurent faibles et il n’y a pas de travail au village. Tout compte fait, vous vous dites que vous allez vous en sortir : dans quelques semaines aura lieu la prochaine récolte.
Et voilà qu’un désastre se produit. Un animal nuisible, la chenille légionnaire, débarque dans votre région et cause des dommages sans précédent. Votre récolte est anéantie. Désormais, il ne vous reste plus rien. Vous pensez à retirer vos enfants de l’école : ils peuvent travailler, s’occuper du linge ou des animaux, aller ramasser du bois pour le vendre. Bref, gagner de l’argent. Vous savez que leur avenir repose sur l’école, mais l’avenir semble lointain et votre famille a besoin d’argent tout de suite. Vous espérez ne pas en arriver au point de demander à vos enfants de sauter des repas. Vous finissez donc par vendre votre dernière chèvre et votre seule vache. Les enfants regretteront le lait de vache, dont les gens du centre de santé disent qu’il est important pour les jeunes en pleine croissance. Vous allez en outre perdre les petits revenus que vous rapportait la vente du surplus de lait, et vous ne mangerez pas la viande des chèvres.
Peut-être vous dirigez-vous vers la capitale. C’est à plusieurs heures d’ici et vous ne verrez pas votre famille pendant des mois, mais avez-vous vraiment le choix ? Vous avez entendu dire qu’il y avait du travail là-bas, vos voisins aussi. Cinq d’entre eux sont déjà partis, mais personne n’a eu de nouvelles depuis des semaines. Vous cherchez bien sûr de la nourriture autour de vous : des champignons, des herbes sauvages, des petits fruits. Ce n’est pas grand-chose, mais tout est bon à prendre, au point où vous en êtes. D’ailleurs, vous devriez peut-être vendre une partie de vos terres. Cela vous rapporterait assez d’argent pour tenir jusqu’à la prochaine récolte de maïs, mais vous savez aussi que cette récolte sera encore plus petite si vous réduisez la surface cultivée. Vous repensez au prêteur du village. Vous voulez éviter d’emprunter de l’argent : vous avez vu vos voisins tomber dans un engrenage de dettes inextricable, mais c’est toujours mieux que de voir vos enfants avoir faim. Vous n’aimez pas penser à ce qui se passera quand l’emprunt arrivera à échéance. Aussi mauvaise soit-elle cette année, la situation pourrait encore s’aggraver.
Alors que l’Europe jette quotidiennement des tonnes d’aliments, cessons d’imposer aux pays africains des accords commerciaux qui créent de la famine dans leur pays.