si, c'est vrai !

la bourgeoisie est en train de perdre son hégémonie sur le travail

Dans un article intitulé La bourgeoisie est en train de perdre son hégémonie sur le travail, le sociologue et économiste Bernard Friot analyse l’évolution de l’état français depuis la création de la sécurité sociale après la seconde guerre mondiale jusqu’à la crise sanitaire dûe à la pandémie de l’année 2020.

Il estime en premier lieu que l’état républicain de la troisième république est un “outil politique de la bourgeoisie capitaliste”.

En effet, l’État républicain construit sous la Troisième République, et réaffirmé après l’échec de Vichy, comme écran protecteur, outil politique de la bourgeoisie capitaliste et instrument d’intégration des organisations populaires, est en échec. Les milieux d’affaires sont contraints de sortir du bois, d’acheter tous les grands médias et de bricoler directement un exécutif et une majorité parlementaire sans autonomie ni épaisseur, en mettant leurs commis au pouvoir.

Echec après échec, cet état républicain glisse vers l’autoritarisme, du fait de sa perte de légitimité.

En une phrase : la bourgeoisie est en train de perdre son hégémonie sur le cœur de son pouvoir, le travail, et c’est pourquoi elle s’appuie de plus en plus sur des États très autoritaires. Mais la montée en puissance de la dictature peut être arrêtée si nous continuons à construire une autre pratique et d’autres institutions du travail pour ravir à la bourgeoisie son monopole sur la production.

Tout n’est pas perdu pour autant : les travailleurs peuvent reprendre le pouvoir en s’auto-organisant, loin des structures hiérarchiques qui déresponsabilisent.

Mais une reconstruction par mise du travail sur ses pieds, ceux des seuls travailleurs qui seuls doivent décider, dans toutes les entreprises et services publics, contre les directions, de son contenu concret et donc des méthodes, des collectifs, de l’investissement, de l’insertion dans la division internationale du travail.

Cette auto-organisation des travailleurs est à mon sens le nouveau front de l’action syndicale. Nous ne pouvons évidemment rien attendre du syndicalisme d’accompagnement, mais tant que le syndicalisme de transformation sociale hésitera à s’engager dans cette voie de la souveraineté sur le travail concret – et faute d’engager avec eux cette bataille, qui condamnera à la marginalité tous les alternatifs précisément soucieux, eux, de le maîtriser – il s’affaiblira.

Nous avons déjà oublié nos combats d’hier, mais notre système d’assurance maladie en est un précieux vestige : il a permis la mise en place du système de santé dont nous bénéficions encore aujourd’hui, et qu’une certaine élite tente de détruire.

Quel est le déjà-là communiste de l’assurance-maladie ? Le doublement du taux de cotisation à l’assurance maladie entre la Libération et la fin des années 1970 a permis dans les années 1960 de subventionner largement l’investissement hospitalier, de créer une fonction publique hospitalière et de conventionner les soignants libéraux, bref de produire 10 % du PIB hors de la logique capitaliste de la propriété lucrative et de ses bras armés : l’endettement pour financer l’investissement et le marché du travail. J’insiste sur le remplacement du crédit par la subvention : une avance d’argent, sur la valeur déjà créée ou par création monétaire, est nécessaire pour investir, mais il n’y a aucune raison, autre que capitaliste, qu’elle prenne la forme du crédit.

La proposition de Bernard Friot est simple et se résume en quelques paragraphes :

  • indexer les cotisations sur la valeur ajoutée plutôt que sur la masse salariale afin d’introduire de la solidarité entre les secteurs d’activité les plus rentables et ceux qui le sont moins.
  • remplacer les salaires par des cotisations perçues et versées par un organisme géré par les travailleuses et les travailleurs
  • étendre le régime de la sécurité sociale aux services vitaux et à l’alimentation

La proposition est la suivante. Déplaçons l’assiette des cotisations, de la masse salariale vers la valeur ajoutée, afin de poser la centralité de la socialisation salariale de la valeur tout en opérant la nécessaire solidarité entre branches à fortes et faibles valeurs ajoutées. Faisons de tous les salaires et pensions un attribut de la personne versé par le régime général de Sécurité sociale géré par les seuls travailleurs et devenu caisse des salaires : les entreprises ne paient plus leurs salariés mais cotisent, les indépendants ne se paient plus sur leur bénéfice mais cotisent, et chacun perçoit un salaire qui ne peut ni baisser ni être supprimé, fondé sur sa qualification, c’est-à-dire sur son expérience professionnelle sauf le premier niveau automatiquement attribué à toutes et à tous à 18 ans.

Portons à 1 700 euros nets, soit l’actuel salaire médian, toutes les rémunérations et pensions inférieures, et augmentons en conséquence les autres salaires tout en ramenant à 5 000 euros les salaires et pensions supérieurs à ce plafond. Cette très forte et très nécessaire augmentation des salaires supposera une toute autre affectation des produits du travail : plutôt que de gaver des actionnaires et des prêteurs, les entreprises affecteront leur valeur ajoutée à des caisses de salaire et d’investissement gérées par les travailleurs.

Car cette hausse massive des salaires n’ira pas sur le compte courant des travailleurs, elle sera de la monnaie bien sûr, mais en nature et non pas en espèces, comme pour les soins. Les caisses de salaires abonderont chaque mois notre carte Vitale de plusieurs centaines d’euros qui ne pourront être dépensés qu’auprès de professionnels conventionnés de l’alimentation, du logement, des transports de proximité, de l’énergie et de l’eau, de la culture, mais d’autres productions pourront être progressivement mises en sécurité sociale.

Et ne seront conventionnées que les entreprises qui seront la propriété d’usage de leurs salariés, et donc gérées par eux seuls, qui ne feront pas appel au marché des capitaux, qui ne se fourniront pas auprès de groupes capitalistes ni ne leur vendront leur production, qui produiront selon des normes et à des prix décidés par délibération collective de la convention. Ces entreprises alternatives, ainsi soutenues par la solvabilisation des usagers, affecteront leur valeur ajoutée à la caisse des salaires et aux caisses d’investissement qui verseront un salaire à la qualification personnelle à leurs travailleurs et qui subventionneront leurs investissements. Seront ainsi assumés les deux éléments-clés de la révolution communiste de la production : la copropriété d’usage de l’outil de travail et le salaire à la personne.

À deux conditions politiques majeures, dont la construction doit devenir notre obsession collective : la détermination des travailleurs à exercer la souveraineté sur le travail sans attendre la prise du pouvoir d’État (nous retrouvons ici le nouveau front de l’action collective évoqué tout à l’heure) et la conquête du remplacement du remboursement par les entreprises de leurs emprunts d’investissement (qui ne seront pas honorés, s’endetter pour investir étant absolument illégitime) par une cotisation de sécurité sociale des productions qui soit d’une taille d’emblée suffisante.

Le montant du salaire inscrit sur la carte Vitale devra être tel qu’au moins le tiers de la consommation dans les domaines mis en sécurité sociale échappe d’emblée au capital : les entreprises alternatives seront considérablement soutenues, les entreprises capitalistes seront mises en grande difficulté et leurs salariés se mobiliseront pour en prendre la direction et changer leurs fournisseurs et leurs productions de sorte qu’elles deviennent conventionnables elles aussi.

Le régime général de la Sécurité sociale fondé en 1946 par les communistes, ainsi actualisé, généralisé et rendu, pour sa gestion, aux travailleurs, sera l’institution macro-économique nécessaire pour que le foisonnement de productions alternatives qui se multiplient dans l’ici et maintenant soit soutenu, sorti de la marginalité ou de la récupération et qu’il devienne l’aiguillon de la conquête de la souveraineté sur leur travail y compris par les travailleurs des grandes entreprises capitalistes.

Ainsi sera mise en minorité la part capitaliste de la production, mise en minorité sans laquelle aucune révolution n’est possible. Car tant qu’elle décide de la production et l’organise, la bourgeoisie capitaliste tient en otage la société et a le pouvoir de faire capoter, par exemple, toute victoire populaire aux élections, comme nous en faisons régulièrement l’amère expérience. L’acte premier de la révolution est la prise du pouvoir sur le travail, pas la prise de pouvoir sur l’État. Et nous sommes en train de le poser. C’est le déjà-là communiste.

Finalement, c’est bien une lutte des classes qui est en cours actuellement.

Je signale d’ailleurs au passage que [la lutte des classes] est la leçon historique majeure que nous lègue une classe révolutionnaire qui a réussi, la bourgeoisie. Du XIVe au XVIIe siècle elle a conquis le pouvoir économique en remplaçant la production féodale par la production capitaliste. C’est parce qu’elle s’était emparée d’une part significative de la production qu’elle a été ensuite en capacité de prendre le pouvoir d’État, dès la fin du XVIIe siècle au Royaume-Uni et un siècle plus tard en France.

Certes, au cours de sa lente subversion économique de la féodalité, elle avait participé au pouvoir politique et contribué au nécessaire changement de la loi qui accompagne le changement du mode de production, mais c’était une participation dominée. La bourgeoisie était à l’occasion au gouvernement mais le pouvoir d’État, qui est une autre paire de manche, lui échappait sans que ça ne l’empêche de poursuivre la mise en place de l’alternative au mode de production féodal.

Évidemment, l’épanouissement du capitalisme n’a été possible qu’après la conquête de l’État, tout comme l’épanouissement du communisme ne le sera qu’après la suppression de l’État, après la désétatisation des fonctions collectives qu’il s’agira, elles, de faire grandir. Mais le verrou à faire sauter est d’abord la pratique capitaliste de la valeur, et cela se joue au quotidien dans le micro des entreprises et dans le macro des institutions de coordination de l’activité économique.

Or, pour cette conquête de la valeur économique, nous sommes loin d’être démunis. Car notre force, c’est que la valeur n’existe que dans des valeurs d’usage, celles-là dont le confinement nous a rappelé le caractère fondamental et le fait que les travailleurs, et eux seuls, les produisent. Sans les travailleurs, la bourgeoisie capitaliste n’est rien car sa maîtrise de la valeur économique, du travail abstrait, dépend du travail concret des travailleurs. Je me souviens de ce slogan de la CGT des années 1960 : les capitalistes ont besoin des travailleurs, les travailleurs n’ont pas besoin des capitalistes.

C’est d’ailleurs parce qu’elle est totalement dépendante des travailleurs que la bourgeoisie exerce une telle dictature sur la définition, le contenu et le déroulement du travail. C’est à cause de sa situation de dépendance vis-à-vis d’eux qu’elle veille avec tant de minutie à ôter aux travailleurs leur puissance d’agir au travail et sur le travail en les soumettant au marché du travail, au remboursement de la dette et, avec de plus en plus de soin au demeurant absurde, au management.

La classe ouvrière doit avant tout commencer par se reconnaître en tant que classe à part entière, afin de défendre ses intérêts face à une bourgeoisie sans cesse plus gourmande.

On a vu cependant le pouvoir se renverser dans les hôpitaux lors du confinement du printemps 2020 : les vrais travailleurs, ceux qui font ont repris le pouvoir à l’hôpital pendant que les “administratifs”, ceux qui font faire se sont vu relégués au second plan, souvent en télétravail.

Troisièmement, le caractère absolument central de la prise en main de leur travail par les travailleurs eux-mêmes a reçu un éclairage éclatant à l’hôpital. Alors que les directions, complices depuis des années de sa mise hors d’état de faire face à une pandémie, étaient dans les choux, les soignants, dépossédés depuis des décennies de leur liberté d’exercice, l’ont retrouvée dans les conditions dramatiques qu’ils ont affrontées. Or pleuvent aujourd’hui sur eux des menaces et des sanctions de la part de gestionnaires avides de retrouver leur pouvoir mortifère.

De la même manière, le régime général de la sécurité sociale a été largement géré par les travailleurs de 1946 à 1967 :

[…] les travailleurs ont, de 1946 à 1967, largement contribué à la mise en place et à la gestion du régime.

Le salariat, et le salaire qui l’accompagne, est une institution anticapitaliste par essence, pour peu qu’on lui accorde le sens qu’il mérite. On parlait avant de qualification quand on parle plus souvent aujourd’hui de compétences.

Le salaire est une institution anticapitaliste, fruit d’un combat de classe constant de la CGT pour la qualification : qualification du poste, dans l’emploi défini par la convention collective qui sort les indépendants et les contrats à la tâche de l’infra-emploi, mais plus significativement encore, au-delà de l’emploi, qualification de la personne dans le grade de la fonction publique et des travailleurs à statut. La qualification est une institution haïe de la bourgeoisie qui témoigne que la classe ouvrière existe comme classe révolutionnaire pour soi, en capacité de contester la forme valeur capitaliste, la valeur d’échange qui n’inscrit le travailleur dans l’ordre de la valeur que par intermittence, à la mesure de ses tâches validées sur des marchés, du travail ou des biens et services, sur lesquels il n’a aucune prise.

Au contraire, la qualification, dans sa forme aujourd’hui la plus aboutie, la qualification du grade attaché à la personne, sort le travailleur de l’aléa de la valeur d’échange et le confirme en permanence comme producteur. Le mouvement n’est que commencé, et loin d’être abouti : les fonctionnaires par exemple ne sont payés qu’à mi-temps s’ils travaillent à mi-temps. Mais quelle libération que de n’avoir plus à quémander sur le marché du travail ou sur celui des biens et services sa reconnaissance comme travailleur, et cela à la stricte mesure de ses tâches validées !

Dans le capitalisme, la personne reste en permanence étrangère au travail, une institution qui est le monopole de la bourgeoisie, le travailleur ne pouvant que tirer du travail un avoir, un « compte personnel d’activité » sur lequel il pourra tirer dans les périodes où il n’est pas reconnu comme travailleur.

Au contraire, dans le mouvement du communisme, est en train de s’instituer un tout autre travail, endogène aux personnes, lesquelles sont enrichies d’une qualification qui les libère de l’aléa de la validation marchande de leur activité. C’est parce que la personne est en permanence porteuse d’une qualification, et donc d’un salaire, qu’elle peut sans crainte livrer en permanence son travail à l’évaluation : le statut du producteur en train de se construire est cohérent avec la responsabilité des travailleurs sur la production, laquelle ne peut s’exercer que par évaluation permanente du travail.

Les travailleurs d’aujourd’hui ne se sentent faibles que parce qu’ils ne savent pas à quel point ils sont forts.