si, c'est vrai !

la croissance d'abord ?

Dans un article intitulé la croissance d’abord ? « C’est la plus forte des croyances économiques. », Jean Gadrey raconte son parcours et comment il est passé d’une conviction productiviste à une position où il pense qu’il faut apprendre à vivre sans compter sur la croissance.

[La croissance] ne reviendra pas. Surtout, c’est se tromper sur la crise en cours, sur ses causes. Cette crise est apparue aux États-Unis, puis elle a traversé l’Atlantique, après une période de belle croissance. C’est, d’une certaine façon, une crise de croissance.

Parier sur la croissance, c’est parier sur le partage d’un gâteau toujours plus gros.

Nous vivons sur cette image du gâteau, le Produit intérieur brut (PIB), qui doit grossir. Et si ce gâteau ne grossit pas, on ne pourra pas en donner aux plus pauvres, même des miettes… C’est une image excessivement trompeuse. D’abord, à qui ont profité les dix années, 1997-2007, de croissance aux USA ? Ça s’est accompagné d’une stagnation, voire d’une régression, pour 90 % des ménages. Une très belle croissance, donc, mais qui ne profitait qu’aux 10 % et surtout aux 1 % les plus riches. Les parts étaient de plus en plus inégales.

Et surtout, le gâteau qui grossit sans cesse, il est de plus en plus bourré de substances toxiques, d’actifs toxiques. Il est de plus en plus empoisonné. Partager un gâteau empoisonné, qui ça fait vraiment saliver ? Voilà ce que nous cachent les discours enflammés de Hollande, d’Obama et du G8 prônant le « retour à la croissance ». Jamais ils ne s’interrogent : n’y a-t-il pas contradiction entre la poursuite dans la voie du « toujours plus » et le règlement des grandes questions, du climat, de la biodiversité, ou de la pauvreté dans le monde ?

En 1968, favori pour les primaires démocrates aux États-Unis, Robert F. Kennedy, frère cadet de JFK, prononçait un discours iconoclaste peu avant son assassinat.

Notre PIB prend en compte… la publicité pour le tabac et les courses des ambulances qui ramassent les blessés sur nos routes. Il comptabilise les systèmes de sécurité que nous installons pour protéger nos habitations et le coût des prisons où nous enfermons ceux qui réussissent à les forcer. Il intègre la destruction de nos forêts de séquoias ainsi que leur remplacement par un urbanisme tentaculaire et chaotique. Il comprend la production du napalm, des armes nucléaires et des voitures blindées de la police destinées à réprimer des émeutes dans nos villes. Il comptabilise la fabrication du fusil Whitman et du couteau Speck, ainsi que les programmes de télévision qui glorifient la violence dans le but de vendre les jouets correspondants à nos enfants…

En revanche, le PIB ne tient pas compte de la santé de nos enfants, de la qualité de leur instruction, ni de la gaieté de leurs jeux. Il ne mesure pas la beauté de notre poésie ou la solidité de nos mariages. Il ne songe pas à évaluer la qualité de nos débats politiques ou l’intégrité de nos représentants. Il ne prend pas en considération notre courage, notre sagesse ou notre culture. Il ne dit rien de notre sens de la compassion ou du dévouement envers notre pays. En un mot, le PIB mesure tout, sauf ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue.

La nécessité de la croissance est la plus forte des croyances économiques : jamais démontrée mais toujours nécessaire.

La croissance est la plus forte des croyances économiques, elle traverse presque tous les courants de pensée politiques. Et tous les courants de la pensée économique… Même les copains. Prenez les économistes atterrés. J’ai signé leur manifeste parce que, contre les dogmes libéraux, ils cognent bien. Mais ils sont keynésiens, ils misent sur la croissance… Y compris certains qui disent : « Si on m’enlève la croissance, je ne peux plus rien faire. » Ils se sentent désarmés. Pourtant, il y a deux Keynes. Il y a le Keynes qui dit, en gros, « dans une situation de crise, de chômage, il faut relancer l’économie. » Et puis, il y a le Keynes qui écrit Les Perspectives économiques pour mes petits-enfants. Il estimait que, deux générations après la sienne, les hommes seraient environ huit fois plus riches qu’à son époque et qu’avec cette abondance matérielle, je vous le cite, c’est formidable, « il sera temps pour l’humanité d’apprendre comment consacrer son énergie à des buts autres qu’économiques… L’amour de l’argent comme objet de possession, qu’il faut distinguer de l’amour de l’argent comme moyen de se procurer les plaisirs et les réalités de la vie, sera reconnu pour ce qu’il est : un état morbide plutôt répugnant, l’une de ces inclinations à demi-criminelles et à demi-pathologiques dont on confie le soin en frissonnant aux spécialistes des maladies mentales ! » Mais les keynésiens d’aujourd’hui oublient ce Keynes-là. Je me souviens d’avoir débattu de ça avec Jean-Paul Fitoussi, il y a deux ans. Je lui ai dit : « Mais tu es bien keynésien, Jean-Paul ? Keynes, il a écrit ça… – Oui mais, Keynes, il s’est juste trompé d’un siècle. Dans un siècle on pourra raisonner comme ça. » Évidemment, le Fitoussi de dans un siècle, il dira que c’est valable pour le siècle suivant et d’ici-là, l’humanité aura connu quelques problèmes…

[Il y a un Keynes] un technicien de court terme, contre un Keynes philosophe… Les économistes de gauche ne retiennent que le premier. Et pour eux, quand c’est la crise, c’est pas le moment de remettre en cause la croissance. Et quand ça va, eh bien, c’est pas le moment non plus ! De toute façon, c’est jamais le moment… Quand je discute avec ces collègues, je leur demande : « Mais, est-ce que vous connaissez un modèle qui permet de diviser les émissions de gaz à effet de serre par cinq d’ici 2050 et de quand même maintenir 2 % de croissance par an ? » Non, mais ils vous parlent des « technologies », qui vont permettre de tout résoudre comme par magie. Je ne leur dis pas comme ça mais, au fond, ils pensent comme Claude Allègre… Un converti contre la croissance.

Ce qui a amené Jean Gadrey à changer d’avis c’est une prise de conscience sur le sens donné à la notion de productivité.

La productivité a un certain sens dans l’industrie, mais quand on l’applique à la santé, à l’éducation, ça signifie quoi ? C’est quoi la productivité d’un toubib, d’une aide à domicile ? Qu’elles s’occupent des personnes âgées en dix minutes au lieu d’une demi-heure ? ça veut dire qu’on laisse complètement de côté les questions de qualité ?

Mais si lui a changé de position, il estime que les autres économistes seront peu nombreux à changer d’avis, tout simplement par intérêt personnel.

Mais ça sera vraiment la dernière profession à changer – puisque, estiment-ils, ils sont assis sur cette branche, la croissance.

L’obsession européenne de la croissance date des deux dernières guerres mondiales.

En France, c’est au tournant des années 1950 que la comptabilité nationale s’installe définitivement. Avec un grand consensus entre des catholiques, des gaullistes, des communistes, pour la reconstruction, avec la conviction que, si la France a vécu la débâcle en 1940, c’est qu’elle ne produisait pas assez. L’obsession de ces gens-là, c’est : « La France a perdu la guerre, parce qu’elle n’avait pas les capacités productives. » Mais quand les innovateurs, dans l’après- guerre, allaient présenter ça au ministère, auprès de l’élite de la finance publique, on les prenait pour des rigolos. Il a fallu des années, l’appui de Mendès-France, le rôle de L’Express, pour que cette innovation prenne. On s’inspire alors en partie des méthodes soviétiques, en privilégiant la production matérielle par rapport aux services. Il a fallu trente ans, en 1976, pour que la santé, l’éducation, soient intégrées dans le PIB.

Même la gauche critique pense dans un cadre régi par la croissance, comme par exemple lorsqu’il défend l’augmentation du smic sans effort grâce à la croissance et aux gains de productivité.

Je trouve dommage que le Front de gauche ne reprenne pas, au fond, le vieil argument de l’économiste John Stuart Mill, dont je suis fan : « C’est seulement dans les pays retardés du monde que l’accroissement de la production est un objectif important : dans les plus avancés, ce dont on a besoin sur le plan économique est une meilleure répartition. » Et cela date de 1848 ! C’est le grand-père de l’écologie politique. Or, la hausse du salaire minimum, la retraite à 60 ans, on peut le faire sans croissance. Simplement en distribuant mieux. Le Smic brut à 1 700 euros, soit 21 % d’augmentation, c’est quinze milliards d’euros en plus à verser. Les bénéfices non-réinvestis des entreprises, essentiellement des dividendes, c’est cent milliards d’euros. Il y a une marge de manœuvre.

Et abandonner le dogme de la croissance comporte un prérequis indispensable : diminuer les inégalités.

Aujourd’hui, les dépenses d’énergie, c’est en moyenne de 15 % pour les 20 % de ménages les plus pauvres, contre 6 % pour les 20 % les plus riches. Donc, si la solution proposée, c’est d’augmenter le coût de l’essence, du gaz, de l’électricité, je le refuse – tout comme je me suis opposé à la taxe carbone : c’est encore un fardeau pour les foyers les plus modestes. Il faut d’abord une réforme fiscale d’ampleur, qui lisse les revenus.

A tous les économistes : apprenez à penser hors du cadre !