La lecture du livre intitulé l’Europe sociale n’aura pas lieu publié par François Denord et Antoine Schwartz aux éditions Raisons d’agir permet de replonger dans l’histoire de l’Europe et de revenir sur des concepts fondateurs parfois utilisés sans en comprendre le sens, ni en connaître l’histoire.
Dans la première partie de l’ouvrage, les auteurs abordent l’influence américaine dans la création de l’Europe. Dans le contexte de la guerre froide, les Etats-Unis trouvaient leur intérêt dans le fait de constituer une force économique européenne capable de s’opposer à l’URSS. Le marché européen offrait en outre une opportunité exceptionnelle aux Etats-Unis comme débouché à leurs exportations dans une Europe qui ne demandait qu’à se reconstruire dans le cadre du plan Marshall.
Mais l’Europe n’est pas pour autant une création des Etats-Unis. L’orientation néo-libérale de l’Europe trouve également son origine dans la pensée de plusieurs économistes européens comme la société du Mont-Pèlerin ou l’ordolibéralisme allemand.
Fort de cet héritage nettement orienté, l’Europe s’est depuis développée selon la volonté d’une oligarchie plus que de celle des peuples. L’Europe est aujourd’hui clairement néo-libérale, et l’Europe sociale n’aura pas lieu…
Revisitons quelques notions importantes et passages clés de l’ouvrage…
Le néo-libéralisme souhaite l’action de l’Etat afin de garantir le bon fonctionnement du marché et de la concurrence (page 49).
L’histoire du néo-libéralisme débute avec la tenue à Paris en août 1938 du colloque Walter Lippmann. Des hauts fonctionnaires, des patrons et des intellectuels s’y pressent pour célébrer l’influent journaliste américain. Sans être un best-seller, son dernier ouvrage en date, La Cité Libre, rencontre un succès d’estime auprès des classes dirigeantes. Walter Lippman y appelle à tourner la page du « laissez faire, laissez passer », le libéralisme anti-étatiste du XIXe siècle, et à revaloriser l’action publique dès lors qu’elle favorise le bon fonctionnement d’une économie de marché. Son bréviaire comporte deux thèses consensuelles parmi les congressistes. La première consiste à affirmer une parenté étroite entre socialisme et fascisme parce qu’ils remettent en cause la suprématie du marché comme mode d’allocation des ressources. Selon le philosophe Louis Rougier, l’instigateur du conclave, « ils procèdent, l’un et l’autre, de la croyance commune qu’on peut réaliser une société plus juste, plus morale et plus prospère […] en substituant à l’économie du marché, basée sur la propriété individuelle et sur le mécanisme des prix, une économie planifiée, basée sur l’étatisation, partielle ou totale, des moyens de production et sur les décisions bureaucratiques d’un organe central ».
Deuxième thèse centrale du journaliste américain : le marché n’a rien d’un phénomène naturel. C’est une construction historique institutionnelle dont l’Etat doit se faire le garant mais dont il peut aussi aménager la forme et amender les règles de fonctionnement. « La vie économique, résume Rougier, se déroule dans un cadre juridique qui fixe le régime de la propriété, des contrats, des brevets d’invention, de la faillite, le statut des associations professionnelles et des sociétés commerciales, la monnaie et la banque, toutes
choses qui ne sont pas des données de nature, comme les lois de l’équilibre économique, mais des créations contingentes du législateur. »
En tant que « troisième voie » entre libéralisme classique et collectivisme, le néo-libéralisme séduit intellectuels conservateurs et patrons modernisateurs.
L’ordolibéralisme allemand est une variante allemande du néo-libéralisme. Il a en particulier été le mouvement qui a théorisé la notion “d’économie sociale de marché” (page 58).
Le néo-libéralisme allemand a largement imprégné la construction européenne. Dénommé outre-Rhin ordoliberalismus, il a pris son essor à la fin des années 1920 dans un climat d’effondrement de la République de Weimar, de dépression économique et de montée du nazisme. De ces origines, ce libéralisme rénové conserve certains traits caractéristiques : une obsession pour la stabilité monétaire, héritée du souvenir de l’hyperinflation ; une crainte de la monopolisation du pouvoir économique lié à la multiplication des cartels ; une méfiance envers les mouvements de masses que renforce une conception plutôt traditionaliste du monde social ; une hostilité viscérale à l’égard du collectivisme sous toutes ses formes.
[…]
[Aux yeux des partisans de l’ordolibéralisme], il faut non seulement créer un cadre légal et institutionnel compatible avec le libre jeu du mécanisme concurrentiel, mais aussi conduire des politiques de société susceptibles d’impulser des comportements humains conformes aux exigences d’une économie de marché. C’est le sens du mot « social » dans l’expression « économie sociale de marché », théorisée par Alfred Müller-Armack. Autant dire qu’elle a peu à voir avec le socialisme !
Dès 1957, Pierre Mendès France avertissaient que réaliser l’Europe économique sans se préoccuper de l’Europe sociale introduisait un risque majeur pour la démocratie en retirant aux peuples leur souveraineté (page 66).
Précurseur, le modéré Pierre Mendès France souligne dès 1957 que la seule solution « correcte et logique » aurait été d’exiger fermement « l’égalisation des charges et la généralisation rapide des avantages sociaux à l’intérieur de tous les pays du marché commun ». Y renoncer et remettre entre les mains d’une autorité internationale le pouvoir d’imposer à une nation sa politique économique, ce n’est ni plus ni moins, selon Mendès France, que de déclarer « l’abdication » de la démocratie : « Car au nom d’une saine économie on en vient aisément à dicter une politique monétaire, budgétaire, sociale, finalement une “politique”, au sens le plus large du mot, nationale et internationale. »
Le caractère presque sacré de la cause européenne rendit ces critiques peu audibles. L’harmonisation sociale par le haut reste encore, des décennies plus tard, le cadavre dans le placard d’une hypothétique « Europe sociale ». En revanche, le traité de Rome a donné naissance à une Europe de la concurrence toujours bien vivante aujourd’hui. Dès le 1er juillet 1968, avec six mois d’avance sur le calendrier prévu, le marché commun était en place.
Même si la Politique Agricole Commune peut sembler constituer une entrave à l’économie de marché, elle est en réalité un des rouages de la transition vers une économie de marché, un coussin d’amortissement temporaire vers une concurrence entre agriculteurs (page 70).
Productiviste et protectionniste, la PAC ne joue peut-être pas d’emblée le jeu du marché commun. Mais on se tromperait en la jugeant incompatible avec le néo-libéralisme. Elle prolonge les politiques sociales adoptées sur le plan national pour venir en aide aux agriculteurs et relève ainsi de ces « politiques de société » qu’affectionnent les néo-libéraux dès lors qu’il s’agit d’impulser une réforme des structures tout en amortissant les chocs sociaux qu’elle occasionne. Comme l’écrit en 1964 l’économiste François Bilger : « On ne peut soumettre rapidement l’agriculture à la loi du marché qui serait meurtrière pour les agriculteurs et poserait des problèmes sociaux graves. […] Il faut préparer l’agriculture à la loi du marché libre en veillant à ce que toutes les mesures prises la rapprochent de ce but et n’aient pas de conséquences néfastes immédiates sur les autres marchés. »
C’est bien l’objectif que la CEE assigne à la politiques agricole. Elle ne peut d’ailleurs être déconnectée d’un cadre plus général, celui du marché commun. Aussi coûteuse soit-elle, la PAC vise à réaliser un Marché Commun Agricole (MCA) qui, malgré certaines exemptions, fonctionne selon les principes de l’ordre concurrentiel institué par le traité de Rome. Un ordre où « les aides directes socioculturelles sont toujours suspectées d’altérer le caractère concurrentiel du marché et apparaissent dès lors toujours comme des dérogations qu’il convient de justifier et de légitimer de façon économiquement rationnelle ».
Lors de l’arrivée du parti socialiste au pouvoir après les élections présidentielles de 1981, le tournant libéral de la gauche française a provoqué de nombreuses désillusions. Elle était cependant prévisibles pour ceux qui savaient lire entre les lignes (page 90).
Le tournant libéral de la gauche française fait l’objet d’une légende convenue. Parvenu au pouvoir en mai 1981 avec un programme « utopique », le gouvernement de Pierre Mauroy se serait trouvé brutalement confronté au « réel ». Au bord du gouffre, une politique de rigueur se serait imposée en mars 1983, à rebours de la politique de « relance sociale » menée jusque-là. Mais à y regarder de plus près, l’argument de la naïveté ne tient pas. Comme le montrent les textes programmatiques qui forment le socle des réformes menées en 1981, les socialistes n’ignoraient pas les contraintes que l’interdépendance économique et le cadre européen font peser sur le projet de mettre en oeuvre une politique socialiste.
[…]
Une première dévaluation intervient en octobre 1981 ; une seconde suit quelques mois plus tard, en juin 1982. Dès cette époque, la lutte contre l’inflation est la priorité, les dépenses sont freinées, les prix et les salaires bloqués. « Je suis partagé entre deux ambitions, confie François Mitterrand en février 1983 : celle de la construction de l’Europe et celle de la justice sociale. » Rarement l’alternative n’a été formulée de manière aussi nette et tranchée. En mars 1983, le Président de la République choisit définitivement de privilégier les « solidarités européennes » et d’écarter l’option « autre politique » prônée par certains conseillers et membres du gouvernement.
[…]
Adieu, donc, justice sociale. Dans la conférence télévisée qu’il donne le 23 mars 1983, François Mitterrand déclare ne pas vouloir « isoler la France de la Communauté européenne ». Réalisé au nom de l’Europe, le « tournant de la rigueur » s’avère décisif.
De la même manière, les divergences idéologiques entre Jacques Delors et Margaret Thatcher n’étaient que des divergences de façade (page 98).
Laisser les capitaux circuler librement sans réaliser au préalable une harmonisation fiscale équivaut à laisser le soin aux marchés financiers de conduire cette harmonisation de fait. Et l’instauration d’une compétition fiscale entres les Etats aboutit non seulement à réduire considérablement leurs marges de manoeuvre budgétaires, mais menace aussi les systèmes de redistribution et de protection sociale. Interrogé sur l’absence d’harmonisation sociale et fiscale, Jacques Delors se contente de rétorquer que « l’avancée de l’Europe économique ne pouvait se faire qu’en acceptant le risque de déséquilibre ». L’Acte unique est « mon traité favoris », remarque même l’intéressé.
Autant dire que l’insistance avec laquelle ont été soulignées les divergences idéologiques entre Jacques Delors et Margaret Thatcher - le supposé affrontement entre « deux visions de l’Europe » - prête plutôt à sourire. Certes Margaret Thatcher considérait l’Acte unique comme une fin en soi - rien que le grand marché, mais tout le grand marché ! - et Jacques Delors comme une étape vers une union plus étroite. Mais leurs vues étaient-elles si éloignées ? S’adressant à ses camarades socialistes en 1986, Jacques Delors tient des propos que ne renierait certainement pas « Maggie » : J’ai toujours pensé, en France, qu’il n’y avait pas assez de marché et que l’Etat était, pour des raisons historiques, omniprésent et trop souvent étouffant ou dominant. La plupart des Français n’ont pas encore acquis cette mentalité d’ouverture au monde sans laquelle nous ne pouvons pas édifier une économie compétitive. » Loin derrière cette priorité donnée à l’édification d’une « économie compétitive », l’« espace social européen » semble appelé à demeurer la cinquième roue du carrosse.
En 2004, le parti socialiste promettait encore : “et maintenant, l’Europe sociale” (page 119). Est-ce que le parti socialiste lui-même croit encore en ce slogan ?
« Et maintenant, l’Europe sociale ». Le slogan du Parti socialiste pour les élections européennes de 2004 n’avait rien d’une boutade.
[…]
La victoire de la gauche au Parlement européen permettrait de « donner une nouvelle direction à l’Europe », assurent les socialistes français aux élections européennes de 2009. Mais incantations et prophéties ne fournissent guère d’indications sur les moyens concrets de réaliser cette Europe rêvée. Ne visent-elles qu’à convaincre les institutions et partenaires européens d’ajouter un peu de social dans les rouages du marché ? A la fin des année 1990, alors que la majorité des gouvernements européens se réclamaient de la gauche, l’Union n’a pas dévié de sa route libérale, choisissant même d’enclencher la vitesse supérieure en matière de déréglementation. Au point que les sociaux-démocrates avaient encouragé « la destruction de l’essence même de l’idée ou de l’idéal socialiste, c’est-à-dire l’ambition de sauvegarder par une action collective et organisée les solidarités menacées par les forces économiques ». C’est, en effet, le fond du problème. Comment donc une Europe intrinsèquement libérale pourrait-elle se muer en Europe sociale ? Même les alchimistes peinent à changer le plomb en or…
Après plus d’un demi-siècle de patience, le tournant social reste à concrétiser. La solution est connue, c’est la volonté politique qui manque à l’appel (page 122).
Les débats de l’année 2005 ont également mis en évidence que « l’idée européenne » ne constitue pas un bien en soi, indépendamment de ses objectifs et des formes concrètes de sa réalisation. Or, précisément, l’Union européenne actuelle ne réalise pas les idéaux de solidarité et de fraternité dont elle se réclame parfois. On ne saurait pour autant affirmer que son inclination libérale constitue un dévoiement du projet des « pères fondateurs », conservateurs et libéraux : elle marque, au contraire, son aboutissement. L’Acte unique a levé les obstacles à l’épanouissement des principes du marché commun ; l’Union économique et monétaire a parachevé l’ouvrage en imposant un socle institutionnel nouveau qui détache la politique économique des pressions populaires pour les soumettre à celle des marchés financiers. Ces réformes structurelles cantonnent désormais les gouvernements à la vaine agitation ou au conformisme.
La manière de bâtir une véritable « Europe sociale » ne fait pas mystère. Il faut revenir sur les « acquis libéraux » en brisant au marteau-pilon les trois piliers de l’ordre économique européen (le monétarisme, la libre concurrence et le libre-échange) pour le reconstruire sur des bases résolument différentes. Aux vents de la dérégulation, opposer le parapluie de la régulation politique et le mur des protections sociales. Les mesures essentielles sont déjà connues : revenir sur l’indépendance octroyée à la BCE afin de placer cette instance au service d’une politique coordonnée de croissance et d’emploi ; mettre fin à la déréglementation des marchés (en particulier financiers) et impulser la socialisation de secteurs clés de l’économie (services publics, transports, banques…) ; empêcher le dumping social, en réalisant une harmonisation vers le haut de la fiscalité et des droits sociaux ; enfin, introduire, en lieu et place d’un libre-échangisme intégral, une dose de protectionnisme, c’est-à-dire une régulation des échanges favorisant des objectifs sociaux et écologiques.
L’Europe a été conçue comme en entité politique conservatrice où un gouvernement progressiste ne peut avoir qu’une marge de manoeuvre réduite (page 124).
Un gouvernement qui parviendrait au pouvoir pour mener une politique en rupture avec le néo-libéralisme n’aurait guère de marge de manoeuvre. A la tête d’un état tronc, à qui l’on aurait coupé ses 2 bras, budgétaires et monétaires, soumis à la pression de la libre-circulation des marchandises et des capitaux, il serait contraint de renier ses promesses ; ou bien de recouvrer une marge de manoeuvre en refusant les diktats imposés par le traité de Maastricht et le Pacte de stabilité. Ironie de l’histoire, la crise financière incite les gouvernements libéraux à s’extraire eux-même de ces carcans : les voici qui réhabilitent l’interventionnisme, creusent des déficits inédits depuis un demi-siècle, nationalisent des banques et concèdent, du bout des lèvres, quelques vertus au protectionnisme. Mais si la cathédrale libérale semble se fissurer, ses fondations demeurent pour l’instant intactes.
A la lumière de cette mise en perspective historique, force est de reconnaître que les mouvements sociaux-démocrates ne sont ni sociaux, ni démocrates (tout comme le parti socialiste n’est pas socialiste). Ils sont simplement les complices, les maîtres d’oeuvre associés d’une Europe néo-libérale.