Alors que la question du partage des richesses devient cruciale, Thomas Piketty se demande comment combattre les inégalités ?
Il apporte quelques éléments de réponse en s’intéressant en premier lieu à l’héritage qui reste une forte inégalité de naissance.
[…] au début du XIXe siècle, la seule façon d’atteindre la véritable aisance, c’est de mettre la main sur un patrimoine. Le travail, les études et le mérite ne mènent à rien. […] On ne conseillerait pas aujourd’hui à un jeune Rastignac de tout miser sur le mariage, n’est-ce pas ? La société semble plus méritocratique qu’au XIXe… Mais jusqu’à quel point ? C’est une des questions auxquelles j’essaie de répondre. Aujourd’hui, avec un capital de 10 millions d’euros et un rendement de 5 % (c’est-à-dire 500 000 euros de rente par an), vous êtes tranquille. La fortune du père Goriot, transposée de nos jours, c’est 30 millions d’euros ! Pareils héritages existent, mais ils sont moins nombreux qu’au XIXe siècle. En revanche, on trouve plus de « moyens rentiers » : 10 % des Français héritent de plus ou moins 1 million. Une forme d’inégalité apparemment moins violente qu’au temps de Balzac, mais tout de même brutale. Ces 10 % de la population reçoivent en effet davantage, en héritage, que ce que 50 % des Français, payés au smic, gagneront tout au long d’une vie de labeur, à savoir 700 000 euros.
Il semble en effet injuste que pour 10 % de la population, l’héritage représente davantage qu’une vie entière de labeur payée au smic.
Mais si le rendement du capital a diminué après la seconde guerre mondiale, c’est parce que les politiques publiques menées après 1945, en particulier celles du conseil national de la résistance, avaient pour objectif de diminuer les inégalités en redonnant la primauté du travail sur le capital.
Appliqué aux années 1950 à 1980, le discours de Vautrin est en effet inopérant. Pour la première fois peut-être de l’histoire, le niveau de vie des 10 % des salariés les mieux payés est plus élevé que celui des 10 % des héritiers les mieux lotis : les meilleurs salaires rapportent plus que les meilleurs rendements du capital. Attention toutefois aux illusions. […] ce ne sont pas les cadres qui sont passés au-dessus des rentiers, mais les rentiers qui sont passés en dessous des cadres, à cause de la chute des hauts revenus du capital. Les politiques publiques menées après 1945 expliquent en grande partie ce retournement. Blocage des loyers, nationalisations, forte augmentation des impôts successoraux : l’Etat s’est employé à réduire l’emprise du capital privé sur la société. Partout en Europe, on retrouve la même défiance vis-à-vis du capital privé et des marchés boursiers – autrement dit, du capitalisme et du laisser-faire du XIXe siècle.
Malgré ces politiques publiques volontaristes, dans les économies de faible croissance que nous connaissons aujourd’hui, le capital reste plus productif que le travail.
[…] ce creusement des inégalités est en partie mécanique : dans les sociétés qui connaissent une croissance lente – entre 1 % et 2 %, comme chez nous –, le capital accumulé dans le passé prend rapidement une importance démesurée. On peut dire que « le passé dévore l’avenir », car le patrimoine fait des petits plus vite que le travail. Celui qui n’a que son salaire pour s’enrichir se retrouve dans une situation très défavorable par rapport à celui qui hérite. Cette inégalité fondamentale, qui fut celle de toutes les sociétés du passé jusqu’à la Grande Guerre, est de retour.
Les inégalités de patrimoine sont fortes en France. Les revenus du travail ne permettent pas de compenser ces inégalités de patrimoine car les inégalités de revenu sont fortes elles aussi et les améliorations de revenu ne profitent qu’aux plus hauts revenus.
Deux chiffres disent bien l’inégalité en France : 10 % des Français détiennent entre 60 % et 65 % du patrimoine hexagonal. Et 50 % ne possèdent strictement aucun capital…
Les revenus du travail ne compensent pas ce décrochage ? Non, car on observe un nouveau phénomène : le décollage des plus hautes rémunérations – les cadres dirigeants et supérieurs des grosses entreprises –, alors que le salaire des cadres moyens, lui, stagne depuis trente ans. Savez-vous qu’entre 1980 et 2013 les deux tiers de la croissance américaine en matière de revenus et de salaires ont été happés par les fameux « 1 % » les plus riches de la population dénoncés par Occupy Wall Street ? Ajoutez à cela la hausse vertigineuse des droits d’inscription dans les universités les plus cotées – aux Etats-Unis, bien sûr, mais aussi en France, comme on le voit avec Sciences-Po –, et vous construisez une société dans laquelle les inégalités se reproduisent d’une génération sur l’autre. A Harvard, le revenu moyen des parents d’élèves correspond exactement à celui des 2 % des Américains les plus riches ! A Sciences-Po, c’est celui des 10 % des familles françaises les plus aisées.
Cette situation tend à maintenir le même ordre social d’une génération à la suivante et la prolongation tendancielle du creusement de ces inégalités montrent que cela débouche sur une situation insoutenable. La question est de savoir comment on souhaite sortir de ce cercle infernal.
Comment réparer le système ? En prenant conscience qu’il est malade : si vous prolongez la tendance actuelle jusqu’aux années 2040 ou 2050, les inégalités deviennent insoutenables. Même les plus fidèles défenseurs du marché devraient s’en inquiéter. Aussi concurrentiel soit-il, ce marché n’empêchera pas, dans les décennies à venir, le rendement du capital d’être supérieur au taux de croissance, et donc les inégalités de se creuser, mécaniquement. Avec le risque qu’un repli national brutal – nationalisme politique ou protectionnisme exacerbé – finisse par servir de soupape de sécurité aux tensions sociales. J’espère que nous aurons retenu les leçons du XXe siècle.
La proposition de Thomas Piketty est simple mais fera hurler ceux qu’elle vise : étendre et systématiser l’impôt sur le capital (extension de l’impôt sur la fortune).
Je propose une idée simple : l’instauration d’un impôt progressif sur le capital, complémentaire de l’impôt progressif sur le revenu. Il ressemblerait à l’ISF (impôt sur la fortune) : on paye par tranches en fonction de son patrimoine. Mais il serait beaucoup plus systématique et progressif. Entre 1 et 2 millions, vous payez 1 % ; entre 2 et 10 millions, vous payez 2 %… et jusqu’à 5 % ou 10 % sur les patrimoines de plusieurs milliards. Taxer le capital, donc, non pas pour se venger des plus riches, comme le craignent certains, mais pour éviter que les plus hauts patrimoines ne progressent, structurellement, trois ou quatre fois plus vite que l’économie. Et pour garder le contrôle d’une dynamique mondiale explosive.
Pour une société solidaire plutôt qu’une société segmentée, il importe de donner du sens aux inégalités.
Or, en démocratie, donner un sens aux inégalités, c’est vital : elles ne sont acceptables que si elles sont justifiées, comme il est dit d’ailleurs dans l’article 1 de la Déclaration des droits de l’homme de 1789 : « Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune. » « Utilité commune » signifie, tout simplement, qu’il
n’y a pas plus d’inégalités que ce qui est strictement nécessaire à l’intérêt de tous. Pour atteindre cet idéal, chacun doit se réapproprier l’économie : nous sommes tous concernés.
Le but n’est pas forcément d’aboutir à une société égalitaire, mais plutôt à une société équitable.