Notre printemps d’Athènes est la retranscription du discours de Yanis Varoufakis lors du rassemblement du parti socialiste à Frangy-en-Bresse le 23 août 2015.
Lors de ce discours, Yanis Varoufakis nous offre un aperçu des négociations entre la Grèce et la Troïka vues de l’intérieur au quotidien par un des protagonistes de premier plan : il était alors ministre de l’économie de la Grèce.
Le fait que l’Union européenne est un espace a-démocratique est complètement assumé. L’Union européenne est conçue pour qu’une élection ne puisse pas changer quoi que ce soit. C’est aussi l’occasion de constater l’impuissance de la France qui n’est plus que l’ombre d’elle-même.
Le ministre des finances allemand intervint immédiatement : “Les élections ne peuvent pas changer quoi que ce soit. Si à chaque fois qu’il y a une élection les règles changeaient, l’Eurozone ne pourrait pas fonctionner.”
Reprenant la parole, je répondis que, vu la façon dont notre Union était conçue (très, très mal!) peut-être que le Dr Schäuble marquait un point. Mais j’ajoutai « S’il est vrai que les élections ne peuvent rien changer, nous devrions être honnêtes et le dire à nos citoyens. Peut-être devrions-nous amender les traités européens et y insérer une clause suspendant le processus démocratique dans les pays obligés d’emprunter auprès de la Troïka. Suspendre les élections jusqu’à ce que la Troïka décide qu’elles pourront se tenir. Pourquoi soumettrions-nous notre peuple au rituel d’élections coûteuses si les élections ne peuvent rien changer? » Et, ai-je demandé à mes collègues ministres « Est-ce que l’Europe est d’accord avec ça ? Est-ce que nos peuples ont voté pour ça? »
« Pensez-y, admettre une telle chose serait le meilleur cadeau à faire au Parti Communiste de Chine, qui croit lui aussi que les élections constituent une complication dangereuse entravant l’efficacité du gouvernement. Bien sûr il a tort. Comme Churchill l’a dit, la démocratie est un système épouvantable. Mais c’est le meilleur choix possible, également en ce qui concerne l’efficacité économique à long terme ».
Un silence glacé s’est installé pendant quelques secondes dans l’Eurogroupe. Personne, même le si souvent abrasif Mr Djisselbloem, ne trouvait quoi que ce soit à dire, jusqu’à ce que des collègues d’Europe de l’Est brisent le silence avec une autre incantation sortie du Livre des Psaumes de l’Austérité de la Troïka. Du coin de l’œil je voyais l’air désolé de Michel Sapin. Je me rappelais une chose qu’il m’avait dite à Paris, quand je l’avais rencontré pour la première fois dans son bureau: « La France n’est plus ce qu’elle était ».
Depuis mon jeune âge c’est vers la France que je me tournais pour chercher l’inspiration, me souvenant peut-être de la façon dont la réémergence de la Grèce dans le monde moderne avait été inspirée par la Révolution française, et alors des citations de Voltaire et Rousseau résonnaient dans ma tête. En ce moment-là, le silence de Michel a été très difficile à supporter : l’impuissance évidente de la France était un symptôme de l’égarement de l’Europe.
La France n’est plus que l’ombre d’elle-même, soit. Mais si la démocratie en Grèce est aujourd’hui visée par la Troïka, la démocratie en France est également menacée. Une fois que la Grèce sera à terre, les démocraties des autres pays européens seront visées par l’ordolibéralisme européen, nouvelle doxa de la Troïka.
Amis, je ne suis pas ici aujourd’hui afin de rallier un soutien pour la démocratie grecque écrasée.
Je suis ici pour exprimer le soutien du peuple grec et sa solidarité avec la démocratie française.
Car c’est bien là ce qui est en jeu. La démocratie française. La démocratie espagnole. La démocratie italienne. La démocratie à travers toute l’Europe. La Grèce a été, et demeure malheureusement, un laboratoire où les forces destructrices de l’austérité ont été mises au banc d’essai et testées. La Grèce n’a jamais été la question pour la Troïka et ses favoris. C’est vous qui êtes la question !
Il n’est pas vrai que ce qui intéresse nos créanciers soit de récupérer leur argent auprès de l’état grec. Ou qu’ils veuillent que la Grèce soit réformée. Si tel avait été le cas, ils auraient discuté sérieusement nos propositions de restructurer la dette publique grecque de façon à récupérer un maximum de leurs fonds. Mais cela leur était complètement égal. Ce qu’ils voulaient, c’était notre reddition.
Yanis Varoufakis considère que le remède prescrit par le docteur Troïka est en réalité un remède toxique. Le remède n’a pas pour objet d’aider la Grèce à rembourser durablement sa dette, il a pour objet d’amener un gouvernement réformateur à se renier.
Assurément, la France se verrait prescrire le même remède si d’aventure elle souhaitait initier des réformes contraires aux intérêts de ceux qui orientent la politique de la Troïka.
Remède toxique
Beaucoup d’entre vous s’étonneront, à juste titre : Pourquoi donc les créanciers imposent-ils à la Grèce des conditions qui réduisent sa capacité à leur rembourser ses dettes? Pourquoi les créanciers demandent-ils au gouvernement grec de faire des choses qui l’empêchent de mettre en œuvre de vraies réformes? Des réformes qui amélioreraient la place de la Grèce en Europe? Se pourrait-il que la Troïka soit simplement en train d’essayer de faire prendre à la Grèce un remède amer mais nécessaire? Et que les Grecs ne veuillent pas prendre leur médicament ? Qu’ils ne veuillent pas « faire leurs devoirs », comme pourrait le dire Mme Merkel?
Ce sont des questions cruciales. Pour vous, pour le peuple de France. Pourquoi? Parce que si nous, Grecs, sommes responsables de nos propres problèmes, et s’il est vrai que nous soyons gâtés, paresseux, refusant de faire nos devoirs et de prendre notre remède amer, alors vous n’avez rien à craindre. Vous ne devriez pas perdre de temps à écouter des gens comme moi.
Mais si, en fait, le remède que l’on nous demande de prendre encore et encore est toxique, si nous avons fait nos devoirs mais que le maître ne veut même pas les lire, alors ce qui arrive dans des endroits comme la Grèce n’a rien à voir avec la Grèce. Cela concerne la politique de l’Europe et en particulier celle de la France.
Mais qui sont ceux qui orientent la politique de la Troïka ? Il suffit de regarder à qui profite le crime. Aux débuts de la crise grecque, la Troïka a eu pour objectif de sauver les banques européennes (et principalement les grandes banques allemandes et françaises) dont les intérêts en Grèce était menacés.
Tout le monde le savait. Alors, pourquoi l’Europe l’a-t-elle fait? Parce que l’objectif n’était pas de renflouer la Grèce, l’Irlande, le Portugal ou l’Espagne! L’objectif était de sauver la Deutsche Bank, BNP Paribas, Finanz Bank, la Société Générale, les banques allemandes et françaises, et cela avec l’argent des contribuables, en faisant peser peser le fardeau sur les plus faibles des Européens, en provoquant une crise humanitaire en Grèce et une récession à combustion lente en France.
La tactique de la Troïka était de contraindre le gouvernement grec à se renverser lui-même. Un coup d’état en utilisant la finance plutôt que les tanks. Une main de fer dans un gant de velours.
Leur stratégie était très, très simple: retarder tout accord avec nous, nous en faire porter le blâme, parler du manque de « crédibilité » de nos propositions, jusqu’à ce que notre gouvernement, l’État, soit à court de liquidités. Puis nous poser un ultimatum sous la menace de la fermeture immédiate des banques. Ce ne fut rien d’autre qu’un coup d’Etat.
Comme je l’ai déjà dit: en 1967, il y eut les tanks et en 2015 il y eut les banques. Mais le résultat a été le même: renverser le gouvernement ou le forcer à se renverser lui-même – ce que malheureusement le Premier Ministre Tsipras a décidé de faire le soir de notre magnifique référendum, le soir ou j’ai démissionné de mon ministère, et qu’il a confirmé le 12 juillet.
Alors que Yanis Varoufakis proposait une stratégie des petits pas - des réformes mises en oeuvre au fur et à mesure - la Troïka s’est frontalement opposée à cette stratégie et souhaitait que rien ne soit mis en oeuvre tant que le projet global n’était pas validé par elle-même. Le but de la Troïka était d’empêcher le gouvernement grec de faire la preuve de l’efficacité de ses premières réformes, et donc de l’empêcher de pérenniser son action et sa propre existence.
D’abord, je leur ai proposé ce qui me paraissait un compromis décent et raisonnable pour faire avancer la négociation. Je leur ai dit : convenons de trois ou quatre réformes importantes, comme le système fiscal, la TVA, un système pour lutter contre la corruption dans les marchés publics, et mettons-les en œuvre immédiatement, cependant que la BCE assouplit les restrictions sur notre liquidité. Vous voulez un accord global ? Continuons la négociation pour y arriver - mais en attendant, laissez-nous nous soumettre ces réformes au parlement.
Leur réponse? “Non, non, non, ce doit être un examen complet. Rien ne sera mis en œuvre si vous osez introduire une législation. Ce sera considéré comme une action unilatérale hostile au processus pour parvenir à un accord”.
Yanis Varoufakis estime que l’unique but de la Troïka était d’assoir son pouvoir sur l’Europe. Le contrôle de la Grèce n’était qu’un moyen. L’objectif est le contrôle des peuples européens.
Le but recherché est la stabilité du pouvoir.
Donc, retour à la terrible question: Pourquoi les créanciers de la Grèce préfèrent-ils un nouveau paquet de prêts plus important que nécessaire? Pourquoi ont-ils ignoré nos propositions de réforme dont ils savaient que nous pouvions et voulions les mettre en œuvre? Pourquoi ont-ils gaspillé l’occasion favorable que nous représentions en tant que gouvernement ayant le soutien de la grande majorité du peuple grec? Nous pouvions demander aux Grecs de prendre un remède amer, mais pas toxique, de la médecine réformiste. Pourquoi ont-ils exigé que le médicament soit toxique et non thérapeutique?
La seule réponse n’est pas en termes économiques, mais en termes de pouvoir politique. La plus grande crainte de la Troïka était que notre gouvernement puisse réussir. Que sa grande sagesse et son autorité à elle, la Troïka, soient mises en cause par vous, chers amis, par les peuples d’Europe. La Troïka ne se préoccupe pas de la plaie purulente permanente qu’est la Grèce. Le ministre allemand des Finances ne se soucie même pas que les contribuables allemands soient remboursés.
Ceux qui mènent la danse en Europe sont prêts à verser beaucoup plus d’argent de leurs contribuables dans la fosse sans fond grecque, pendant que les Grecs souffrent, si c’est la seule façon qu’ils ont de perpétuer leur contrôle sur leur propre peuple.
La bataille en Grèce a été gagnée par la Troïka. Les prochaines batailles auront lieu dans les autres pays d’Europe, en commençant par ceux qui auraient l’impudence de tenter une autre politique.
Voilà pourquoi je suis ici. Je suis ici parce que ce qui nous est arrivé est en train de commencer à vous arriver. La Grèce est un champ de bataille sur lequel une guerre contre la démocratie européenne, contre la démocratie française, a été tentée et testée.
La zone euro était construite sur une base bancale. L’ancien président François Mitterrand se trompait lorsqu’il pensait que l’introduction de l’euro obligerait ses successeurs à introduire une union politique.
Et quel est le plan? François Mitterrand savait que la zone euro avait été mal construite. Il croyait que la première grande crise de l’euro obligerait ses successeurs à introduire l’union politique nécessaire pour sauver l’Europe d’une fragmentation semblable à celle des années 1930. Il avait tort.
L’union politique finira par exister un jour. D’une certaine manière, elle existe déjà à travers l’Eurogroupe. Mais ce qui devrait importer à chaque citoyen européen, c’est déterminer si cette union politique est démocratique ou non, si elle est légitime ou non.
A ceux qui disent « plus d’Europe » et parlent en faveur d’une « union politique », je dis: Méfiez-vous ! L’Union soviétique était aussi une union politique. La question est: Quel genre d’union politique ? Un royaume démocratique de prospérité partagée ? Ou une cage de fer pour les peuples d’Europe ?
La France était la prochaine sur la liste de la Troïka, elle n’a été sauvée (temporairement) que parce que la Grèce lui a grillé la priorité. Mais la Troïka reviendra assurément s’occuper de la France.
Ne vous méprenez pas : notre gouvernement a été écrasé, car nous avons osé dire non à la Troïka à une époque où elle avait des plans pour venir à Paris. Vous ne pourrez pas dire que vous n’avez pas été prévenus. “Nous sommes tous des Grecs désormais” non pas parce qu’il y a quelque chose de supérieur chez les Grecs, mais parce que le printemps d’Athènes a allumé une petite bougie d’espoir chez tous les Européens. Une bougie que la Troïka devait éteindre à tout prix, de peur que son autorité soit contestée par le spectre de la démocratie.
La Troïka luttant contre la démocratie ? L’image est un peu grosse. Et pourtant, l’argument du côté informel de l’Eurogroupe montre bien que le côté non démocratique des instances de la Troïka est clairement assumé par cette dernière.
Lors de cette réunion, le président Dijsselbloem a annoncé qu’il était sur le point de convoquer une deuxième réunion tard dans la soirée, sans moi : sans que la Grèce ne soit représentée. Je protestais qu’il ne pouvait pas, de lui-même, exclure le ministre des Finances d’un État-membre de la zone euro et j’ai demandé un avis juridique sur la question.
Après une courte pause, l’avis est tombé du Secrétariat de l’Eurogroupe: “L’Eurogroupe n’existe pas dans le droit européen. C’est un groupe informel et, par conséquent, aucune règle écrite ne peut contraindre son président”. Aucune règle écrite, aucun procès-verbal (permettant aux citoyens de voir ce qui a été dit en leur nom), aucun respect pour la démocratie. Voilà comment fonctionne l’institution qui décide pour vous et moi, pour vos enfants et les miens. Est-ce l’Europe pour laquelle Adenauer, De Gaulle, Brandt, Giscard, Schmidt, Kohl, Mitterrand, etc. avaient travaillé? Ou est-ce l’épitaphe de l’Europe que nous avions toujours pensée être notre base de référence, notre boussole?
Une semaine plus tard, le peuple de Grèce, malgré les banques fermées et la peur exploitée par des médias grecs corrompus, a prononcé un NON retentissant au référendum. Le lendemain, le Sommet Euro a répondu en imposant à notre Premier ministre un accord qui ne peut être décrit qu’en termes de capitulation de notre gouvernement. Et l’arme de choix du Sommet Euro? La menace illégale d’amputer la Grèce de la zone euro.
Quoi que l’on pense de notre gouvernement, et malgré les divisions que cette capitulation a occasionnées entre nous, cet épisode restera dans l’histoire de l’Europe comme le moment où l’Europe officielle a déclaré la guerre à la démocratie européenne. La Grèce a capitulé, mais c’est l’Europe qui a été défaite.
Yanis Varoufakis est resté solidaire du premier ministre Alexis Trispras en espérant que ce dernier durcisse le ton. Mais face à la volonté de la Troïka d’humilier le gouvernement grecque, Alexis Tsipras a préféré se soumettre et Yanis Varoufakis a alors préféré démissionner.
Si je n’ai pas démissionné alors, fin Avril et début mai, c’est parce que j’étais certain que la Troïka ne donnerait pas à mon Premier ministre un accord à moitié décent, même après qu’il lui eut accordé presque tout ce qu’elle avait demandé. Car leur but était notre humiliation, plutôt qu’un accord très dur d’austérité. Et donc j’ai attendu que Alexis durcisse le ton. Le référendum lui a donné cette chance.
Alexis Tsipras doit maintenant mettre en application un programme qu’il n’a pas choisi et dont il connait à l’avance l’échec prévisible.
Ces désaccords entre Alexis Tsipras et moi sont maintenant de l’eau coulant sous le pont. Je suis désolé que nos chemins aient divergé. En particulier, je me désole d’entendre mon camarade se battre pour appuyer un programme dont il sait qu’il n’est pas fait pour marcher.
C’est finalement une guerre des classes qui se déroule actuellement lieu en Europe. La même que lors des siècles précédents. La même qui oppose les riches aux pauvres. La même qui s’intensifie lorsque les inégalités s’accroissent.
Pour en revenir à ce vieux Manifeste avec lequel j’ai commencé mon discours, il reste vrai que l’histoire de l’humanité est l’histoire de la lutte des classes. La seule force politique qui l’a oublié est la … Gauche. La droite n’a jamais cessé de poursuivre la guerre de classes dans la pratique tout en utilisant chaque crise pour opposer les nations fières les unes aux autres.
Le problème de l’Europe n’est pas la diversité de ses peuples, de ses langues, de ses cultures ou de ses coutumes. Le problème de l’Europe est d’avoir dépolitisé l’argent et la politique.
Chers amis, la diversité et la différence n’ont jamais été le problème de l’Europe.
Notre continent a commencé à se réunir avec de nombreuses langues et des cultures différentes, mais il est en train de finir divisé par une monnaie commune.
Pourquoi? Parce que nous laissons nos dirigeants faire quelque chose qui ne peut pas être fait: dépolitiser l’argent, pour faire de Bruxelles, de l’Eurogroupe, de la BCE, des zones franches apolitiques.
Quand la politique et l’argent sont dépolitisés, la démocratie meurt. Et quand la démocratie meurt, la prospérité est réservée au très petit nombre de gens… à un très petit nombre de gens… qui ne peuvent même pas en profiter derrière les portes et les clôtures qu’ils ont érigées pour se protéger de leurs victimes.
Pour contrer cette dystopie, les peuples d’Europe doivent de nouveau croire que la démocratie n’est pas un luxe offert aux créanciers et refusé aux endettés.
Le salut de l’Europe viendra d’une lutte citoyenne pour repolitiser la vie publique.
Sinon, ce qui reste encore de la démocratie en Europe disparaîtra.