si, c'est vrai !

la bourgeoisie est en train de perdre son hégémonie sur le travail

Dans un article intitulé La bourgeoisie est en train de perdre son hégémonie sur le travail, le sociologue et économiste Bernard Friot analyse l’évolution de l’état français depuis la création de la sécurité sociale après la seconde guerre mondiale jusqu’à la crise sanitaire dûe à la pandémie de l’année 2020.

Il estime en premier lieu que l’état républicain de la troisième république est un “outil politique de la bourgeoisie capitaliste”.

En effet, l’État républicain construit sous la Troisième République, et réaffirmé après l’échec de Vichy, comme écran protecteur, outil politique de la bourgeoisie capitaliste et instrument d’intégration des organisations populaires, est en échec. Les milieux d’affaires sont contraints de sortir du bois, d’acheter tous les grands médias et de bricoler directement un exécutif et une majorité parlementaire sans autonomie ni épaisseur, en mettant leurs commis au pouvoir.

Echec après échec, cet état républicain glisse vers l’autoritarisme, du fait de sa perte de légitimité.

En une phrase : la bourgeoisie est en train de perdre son hégémonie sur le cœur de son pouvoir, le travail, et c’est pourquoi elle s’appuie de plus en plus sur des États très autoritaires. Mais la montée en puissance de la dictature peut être arrêtée si nous continuons à construire une autre pratique et d’autres institutions du travail pour ravir à la bourgeoisie son monopole sur la production.

Tout n’est pas perdu pour autant : les travailleurs peuvent reprendre le pouvoir en s’auto-organisant, loin des structures hiérarchiques qui déresponsabilisent.

Mais une reconstruction par mise du travail sur ses pieds, ceux des seuls travailleurs qui seuls doivent décider, dans toutes les entreprises et services publics, contre les directions, de son contenu concret et donc des méthodes, des collectifs, de l’investissement, de l’insertion dans la division internationale du travail.

Cette auto-organisation des travailleurs est à mon sens le nouveau front de l’action syndicale. Nous ne pouvons évidemment rien attendre du syndicalisme d’accompagnement, mais tant que le syndicalisme de transformation sociale hésitera à s’engager dans cette voie de la souveraineté sur le travail concret – et faute d’engager avec eux cette bataille, qui condamnera à la marginalité tous les alternatifs précisément soucieux, eux, de le maîtriser – il s’affaiblira.

Nous avons déjà oublié nos combats d’hier, mais notre système d’assurance maladie en est un précieux vestige : il a permis la mise en place du système de santé dont nous bénéficions encore aujourd’hui, et qu’une certaine élite tente de détruire.

Quel est le déjà-là communiste de l’assurance-maladie ? Le doublement du taux de cotisation à l’assurance maladie entre la Libération et la fin des années 1970 a permis dans les années 1960 de subventionner largement l’investissement hospitalier, de créer une fonction publique hospitalière et de conventionner les soignants libéraux, bref de produire 10 % du PIB hors de la logique capitaliste de la propriété lucrative et de ses bras armés : l’endettement pour financer l’investissement et le marché du travail. J’insiste sur le remplacement du crédit par la subvention : une avance d’argent, sur la valeur déjà créée ou par création monétaire, est nécessaire pour investir, mais il n’y a aucune raison, autre que capitaliste, qu’elle prenne la forme du crédit.

La proposition de Bernard Friot est simple et se résume en quelques paragraphes :

  • indexer les cotisations sur la valeur ajoutée plutôt que sur la masse salariale afin d’introduire de la solidarité entre les secteurs d’activité les plus rentables et ceux qui le sont moins.
  • remplacer les salaires par des cotisations perçues et versées par un organisme géré par les travailleuses et les travailleurs
  • étendre le régime de la sécurité sociale aux services vitaux et à l’alimentation

La proposition est la suivante. Déplaçons l’assiette des cotisations, de la masse salariale vers la valeur ajoutée, afin de poser la centralité de la socialisation salariale de la valeur tout en opérant la nécessaire solidarité entre branches à fortes et faibles valeurs ajoutées. Faisons de tous les salaires et pensions un attribut de la personne versé par le régime général de Sécurité sociale géré par les seuls travailleurs et devenu caisse des salaires : les entreprises ne paient plus leurs salariés mais cotisent, les indépendants ne se paient plus sur leur bénéfice mais cotisent, et chacun perçoit un salaire qui ne peut ni baisser ni être supprimé, fondé sur sa qualification, c’est-à-dire sur son expérience professionnelle sauf le premier niveau automatiquement attribué à toutes et à tous à 18 ans.

Portons à 1 700 euros nets, soit l’actuel salaire médian, toutes les rémunérations et pensions inférieures, et augmentons en conséquence les autres salaires tout en ramenant à 5 000 euros les salaires et pensions supérieurs à ce plafond. Cette très forte et très nécessaire augmentation des salaires supposera une toute autre affectation des produits du travail : plutôt que de gaver des actionnaires et des prêteurs, les entreprises affecteront leur valeur ajoutée à des caisses de salaire et d’investissement gérées par les travailleurs.

Car cette hausse massive des salaires n’ira pas sur le compte courant des travailleurs, elle sera de la monnaie bien sûr, mais en nature et non pas en espèces, comme pour les soins. Les caisses de salaires abonderont chaque mois notre carte Vitale de plusieurs centaines d’euros qui ne pourront être dépensés qu’auprès de professionnels conventionnés de l’alimentation, du logement, des transports de proximité, de l’énergie et de l’eau, de la culture, mais d’autres productions pourront être progressivement mises en sécurité sociale.

Et ne seront conventionnées que les entreprises qui seront la propriété d’usage de leurs salariés, et donc gérées par eux seuls, qui ne feront pas appel au marché des capitaux, qui ne se fourniront pas auprès de groupes capitalistes ni ne leur vendront leur production, qui produiront selon des normes et à des prix décidés par délibération collective de la convention. Ces entreprises alternatives, ainsi soutenues par la solvabilisation des usagers, affecteront leur valeur ajoutée à la caisse des salaires et aux caisses d’investissement qui verseront un salaire à la qualification personnelle à leurs travailleurs et qui subventionneront leurs investissements. Seront ainsi assumés les deux éléments-clés de la révolution communiste de la production : la copropriété d’usage de l’outil de travail et le salaire à la personne.

À deux conditions politiques majeures, dont la construction doit devenir notre obsession collective : la détermination des travailleurs à exercer la souveraineté sur le travail sans attendre la prise du pouvoir d’État (nous retrouvons ici le nouveau front de l’action collective évoqué tout à l’heure) et la conquête du remplacement du remboursement par les entreprises de leurs emprunts d’investissement (qui ne seront pas honorés, s’endetter pour investir étant absolument illégitime) par une cotisation de sécurité sociale des productions qui soit d’une taille d’emblée suffisante.

Le montant du salaire inscrit sur la carte Vitale devra être tel qu’au moins le tiers de la consommation dans les domaines mis en sécurité sociale échappe d’emblée au capital : les entreprises alternatives seront considérablement soutenues, les entreprises capitalistes seront mises en grande difficulté et leurs salariés se mobiliseront pour en prendre la direction et changer leurs fournisseurs et leurs productions de sorte qu’elles deviennent conventionnables elles aussi.

Le régime général de la Sécurité sociale fondé en 1946 par les communistes, ainsi actualisé, généralisé et rendu, pour sa gestion, aux travailleurs, sera l’institution macro-économique nécessaire pour que le foisonnement de productions alternatives qui se multiplient dans l’ici et maintenant soit soutenu, sorti de la marginalité ou de la récupération et qu’il devienne l’aiguillon de la conquête de la souveraineté sur leur travail y compris par les travailleurs des grandes entreprises capitalistes.

Ainsi sera mise en minorité la part capitaliste de la production, mise en minorité sans laquelle aucune révolution n’est possible. Car tant qu’elle décide de la production et l’organise, la bourgeoisie capitaliste tient en otage la société et a le pouvoir de faire capoter, par exemple, toute victoire populaire aux élections, comme nous en faisons régulièrement l’amère expérience. L’acte premier de la révolution est la prise du pouvoir sur le travail, pas la prise de pouvoir sur l’État. Et nous sommes en train de le poser. C’est le déjà-là communiste.

Finalement, c’est bien une lutte des classes qui est en cours actuellement.

Je signale d’ailleurs au passage que [la lutte des classes] est la leçon historique majeure que nous lègue une classe révolutionnaire qui a réussi, la bourgeoisie. Du XIVe au XVIIe siècle elle a conquis le pouvoir économique en remplaçant la production féodale par la production capitaliste. C’est parce qu’elle s’était emparée d’une part significative de la production qu’elle a été ensuite en capacité de prendre le pouvoir d’État, dès la fin du XVIIe siècle au Royaume-Uni et un siècle plus tard en France.

Certes, au cours de sa lente subversion économique de la féodalité, elle avait participé au pouvoir politique et contribué au nécessaire changement de la loi qui accompagne le changement du mode de production, mais c’était une participation dominée. La bourgeoisie était à l’occasion au gouvernement mais le pouvoir d’État, qui est une autre paire de manche, lui échappait sans que ça ne l’empêche de poursuivre la mise en place de l’alternative au mode de production féodal.

Évidemment, l’épanouissement du capitalisme n’a été possible qu’après la conquête de l’État, tout comme l’épanouissement du communisme ne le sera qu’après la suppression de l’État, après la désétatisation des fonctions collectives qu’il s’agira, elles, de faire grandir. Mais le verrou à faire sauter est d’abord la pratique capitaliste de la valeur, et cela se joue au quotidien dans le micro des entreprises et dans le macro des institutions de coordination de l’activité économique.

Or, pour cette conquête de la valeur économique, nous sommes loin d’être démunis. Car notre force, c’est que la valeur n’existe que dans des valeurs d’usage, celles-là dont le confinement nous a rappelé le caractère fondamental et le fait que les travailleurs, et eux seuls, les produisent. Sans les travailleurs, la bourgeoisie capitaliste n’est rien car sa maîtrise de la valeur économique, du travail abstrait, dépend du travail concret des travailleurs. Je me souviens de ce slogan de la CGT des années 1960 : les capitalistes ont besoin des travailleurs, les travailleurs n’ont pas besoin des capitalistes.

C’est d’ailleurs parce qu’elle est totalement dépendante des travailleurs que la bourgeoisie exerce une telle dictature sur la définition, le contenu et le déroulement du travail. C’est à cause de sa situation de dépendance vis-à-vis d’eux qu’elle veille avec tant de minutie à ôter aux travailleurs leur puissance d’agir au travail et sur le travail en les soumettant au marché du travail, au remboursement de la dette et, avec de plus en plus de soin au demeurant absurde, au management.

La classe ouvrière doit avant tout commencer par se reconnaître en tant que classe à part entière, afin de défendre ses intérêts face à une bourgeoisie sans cesse plus gourmande.

On a vu cependant le pouvoir se renverser dans les hôpitaux lors du confinement du printemps 2020 : les vrais travailleurs, ceux qui font ont repris le pouvoir à l’hôpital pendant que les “administratifs”, ceux qui font faire se sont vu relégués au second plan, souvent en télétravail.

Troisièmement, le caractère absolument central de la prise en main de leur travail par les travailleurs eux-mêmes a reçu un éclairage éclatant à l’hôpital. Alors que les directions, complices depuis des années de sa mise hors d’état de faire face à une pandémie, étaient dans les choux, les soignants, dépossédés depuis des décennies de leur liberté d’exercice, l’ont retrouvée dans les conditions dramatiques qu’ils ont affrontées. Or pleuvent aujourd’hui sur eux des menaces et des sanctions de la part de gestionnaires avides de retrouver leur pouvoir mortifère.

De la même manière, le régime général de la sécurité sociale a été largement géré par les travailleurs de 1946 à 1967 :

[…] les travailleurs ont, de 1946 à 1967, largement contribué à la mise en place et à la gestion du régime.

Le salariat, et le salaire qui l’accompagne, est une institution anticapitaliste par essence, pour peu qu’on lui accorde le sens qu’il mérite. On parlait avant de qualification quand on parle plus souvent aujourd’hui de compétences.

Le salaire est une institution anticapitaliste, fruit d’un combat de classe constant de la CGT pour la qualification : qualification du poste, dans l’emploi défini par la convention collective qui sort les indépendants et les contrats à la tâche de l’infra-emploi, mais plus significativement encore, au-delà de l’emploi, qualification de la personne dans le grade de la fonction publique et des travailleurs à statut. La qualification est une institution haïe de la bourgeoisie qui témoigne que la classe ouvrière existe comme classe révolutionnaire pour soi, en capacité de contester la forme valeur capitaliste, la valeur d’échange qui n’inscrit le travailleur dans l’ordre de la valeur que par intermittence, à la mesure de ses tâches validées sur des marchés, du travail ou des biens et services, sur lesquels il n’a aucune prise.

Au contraire, la qualification, dans sa forme aujourd’hui la plus aboutie, la qualification du grade attaché à la personne, sort le travailleur de l’aléa de la valeur d’échange et le confirme en permanence comme producteur. Le mouvement n’est que commencé, et loin d’être abouti : les fonctionnaires par exemple ne sont payés qu’à mi-temps s’ils travaillent à mi-temps. Mais quelle libération que de n’avoir plus à quémander sur le marché du travail ou sur celui des biens et services sa reconnaissance comme travailleur, et cela à la stricte mesure de ses tâches validées !

Dans le capitalisme, la personne reste en permanence étrangère au travail, une institution qui est le monopole de la bourgeoisie, le travailleur ne pouvant que tirer du travail un avoir, un « compte personnel d’activité » sur lequel il pourra tirer dans les périodes où il n’est pas reconnu comme travailleur.

Au contraire, dans le mouvement du communisme, est en train de s’instituer un tout autre travail, endogène aux personnes, lesquelles sont enrichies d’une qualification qui les libère de l’aléa de la validation marchande de leur activité. C’est parce que la personne est en permanence porteuse d’une qualification, et donc d’un salaire, qu’elle peut sans crainte livrer en permanence son travail à l’évaluation : le statut du producteur en train de se construire est cohérent avec la responsabilité des travailleurs sur la production, laquelle ne peut s’exercer que par évaluation permanente du travail.

Les travailleurs d’aujourd’hui ne se sentent faibles que parce qu’ils ne savent pas à quel point ils sont forts.

la cinquième république en coma politique

Dans un article intitulé la cinquième république en coma politique, les auteurs estiment que la cinquième république est d’une telle stabilité qu’elle ne peut pas être démocratique.

La stabilité politique, alpha et oméga de ceux qu’effraye tout changement, se fait trop souvent au prix de l’instabilité sociale. Certes, on peut dire, à l’instar du premier ministre Raffarin, que « ce n’est pas la rue qui gouverne » et que « la politique a justement été inventée pour se substituer à la violence ». Mais ce qui a été inventé il y a plus de deux mille ans par Clisthène pour se substituer à la violence, ce n’est pas la politique en général, mais la démocratie. Et, lorsque la tension sociale s’exacerbe (manifestations répétées et massives, grèves en cascade, etc.), le recours au suffrage universel ne devrait-il pas permettre de trancher les conflits, plutôt que l’oukase présidentiel ? Essentiels, le rapport de forces idéologique et les luttes populaires doivent trouver leur expression dans les institutions, sous peine de les voir surgir sous d’autres formes.

La cinquième république a fait le choix de la stabilité politique aux dépens de la stabilité sociale. Et si les institutions ne sont plus à l’écoute du peuple, alors la voix du peuple se fera entendre autrement.

Peut-il y avoir respect des élus quand ceux-ci ne respectent pas les électeurs ? L’adoption du traité de Lisbonne par le Parlement a ouvert une fracture non refermée. Celle-ci explique sans doute la popularité du référendum d’initiative citoyenne revendiqué par nombre d’associations et de manifestants depuis le mouvement des « gilets jaunes ».

Si la démocratie a été inventée pour se substituer à la violence, alors on est en droit de s’inquiéter de ne plus être en démocratie.

Walmart, cheval de Troie socialiste ?

Dans un article intitulé Walmart, cheval de Troie socialiste ?, les auteurs estiment que le mode de fonctionnement de l’entreprise de grande distribution Walmart présente des caractéristiques d’un mode de production planifié.

La planification est souvent décrite comme une caractéristique du communisme soviétique et décriée par le capitalisme comme étant une des raisons expliquant la chute de l’URSS.

Dans Le Calcul économique en régime socialiste, publié en 1920, l’économiste autrichien Ludwig von Mises interroge : dès lors qu’une communauté dépasse la taille de la cellule familiale primitive, les dispositifs de planification socialiste sont-ils capables de déterminer quoi produire, dans quelle quantité et quand ? Selon Mises, non. S’aventurer dans cette voie conduit nécessairement aux pires vicissitudes sociales et économiques : pénuries, famines, frustrations et chaos.

Pour Mises, toutes les informations nécessaires à la production économique sont déjà disponibles, ailleurs. À travers un mécanisme très simple : le prix de marché. Celui-ci refléterait à la fois l’état de l’offre et de la demande pour chaque ressource, le coût des intrants, l’évolution des goûts des acheteurs… « Le socialisme fonctionne en théorie, mais pas dans la vraie vie », aiment à répéter les conservateurs. Selon Mises, même comme simple construction intellectuelle, la planification s’avérerait dysfonctionnelle.

Le bon sens invite à considérer comme peu fiable une théorie incapable de passer l’étape de sa mise en œuvre pratique. Que faut-il cependant penser d’un système dont la théorie a prévu l’échec, mais qui fonctionne à merveille ? C’est un peu ce qu’offre Walmart : l’une des plus étonnantes démonstrations que la planification, dont Mises a tenté de démontrer l’impossibilité, peut s’avérer d’une remarquable efficacité.

Le modèle économique de l’entreprise Walmart est souvent critiquée, mais l’aspect analysé dans cet article concerne son organisation logistique.

Le géant américain offre ainsi un modèle d’économie planifiée dont l’échelle rivalise avec celle de l’URSS au cœur de la guerre froide : en 1970, le produit intérieur brut (PIB) soviétique atteignait environ 800 milliards de dollars (730 milliards d’euros) actuels, contre 485 milliards pour Walmart en 2017. Si Mises et ses amis avaient raison, le géant américain n’existerait pas.

L’entreprise Walmart a très tôt misé sur la technologie pour organiser sa chaîne logistique. Cela permet de faire remonter très rapidement les informations depuis les consommateurs vers les fournisseurs. Ces derniers disposent donc d’une information complète leur permettant d’organiser, de planifier leur production.

Walmart a par exemple été la première entreprise à utiliser des codes-barres universels pour toutes ses sociétés. Désormais, sa gigantesque base de données Retail Link, connectée par satellite, met les prévisions de demande à disposition des fournisseurs et offre à tous les acteurs un accès à des informations en temps réel sur les ventes, compilées par les caisses enregistreuses. Tout cela suggère que, grâce au progrès technologique, une planification économique à grande échelle est bien à l’œuvre chez Walmart, alors même que Mises estimait la chose impossible.

D’autres entreprises ont fait le choix opposé, en mettant en concurrence des silots internes à l’entreprise, en diminuant le partage d’information, et donc la capacité à planifier.

A contrario, l’un des principaux concurrents de Walmart, l’entreprise Sears, Roebuck and Company, fondée il y a cent trente ans, s’est effondré après avoir misé sur une approche radicalement opposée. La Sears Holdings Corporation a enregistré des pertes d’environ 2 milliards de dollars en 2016, soit un total de 10,4 milliards depuis 2011, la dernière année à s’être conclue par un résultat positif. Cette débâcle s’explique par une décision : celle du président-directeur général Edward Lampert de désagréger les divisions de la société dans l’optique de les mettre en concurrence — bref, de créer un marché interne. D’un point de vue capitaliste, l’opération semblait sensée. Les chefs d’entreprise ne cessent-ils pas de répéter que le marché est la source de la richesse dans la société moderne ?

M. Lampert restructure donc les opérations et divise le groupe en trente, puis quarante unités invitées à entrer en concurrence les unes avec les autres. Au lieu de coopérer, les branches […] doivent soudain fonctionner de façon autonome, avec leur propre président, leur propre conseil d’administration et leurs propres comptes de résultat.

Le marché intérieur s’opacifie du fait de la rétention d’information de chaque unité, qui ne coopère plus avec les autres.

Alors que la courbe des profits plonge, la concurrence s’accentue au sein de l’entreprise, chacun tentant de capter le peu de liquidités encore disponibles. Dans le même temps, la rentabilité de chaque opération se trouve réduite par la duplication de nombreuses fonctions managériales, puisque aucune charge structurelle n’est partagée.

La concurrence entre les unités incite celles-ci à le plus communiquer, à ne plus coopérer. Les processus d’optimisation aboutissent donc à des optimisations locales aux dépens d’optimisation globale.

Au bout du compte, les différentes unités prennent le large, ne voyant plus aucun intérêt à l’intégration au sein d’un même groupe. Certaines quittent le navire, d’autres s’effondrent, précipitant un constat : le pari concurrentiel de M. Lampert a échoué, son modèle paralysant toute forme de coopération.

Les unités n’étant plus liées entre-elles, la guerre économique fait rage et les unités s’éloignent les unes des autres.

Autrement dit, la planification de Walmart incite à une meilleure intégration tandis que le marché libre incite à la désintégration.

retraites : 12 idées reçues à combattre

Dans un billet de blog intitulé retraites : 12 idées reçues à combattre, le guide d’autodéfense, Anaïs Henneguelle démonte 12 idées reçues au sujet de la réforme des retraites actuellement discutée au gouvernement.

Anaïs Henneguelle est maîtresse de conférences en économie à l’Université de Rennes 2 et membre du collectif d’animation des Économistes Atterrés.

Ce guide d’autodéfense a pour vocation de fournir des arguments à tous ceux et toutes celles qui s’opposent à la réforme des retraites mais sont parfois démunis face aux éléments de langage (la plupart du temps incomplets ou simplistes) qu’on leur oppose. En bref, comment (se) mobiliser contre la réforme des retraites ?

Les 12 idées reçues démontées sont les suivantes :

  1. Il n’y a pas de perdants à la réforme.
  2. Le système n’est pas viable financièrement : il faut réformer.
  3. L’espérance de vie augmente et il faut en profiter.
  4. Il faut un âge d’équilibre à 64 ans.
  5. Il faut sanctuariser la part des retraites dans le PIB à 14 %.
  6. On conserve un système par répartition.
  7. Il faut en finir avec les régimes spéciaux.
  8. La réforme permet de protéger les droits des plus faibles.
  9. Le nouveau système bénéficiera aux femmes et aux familles.
  10. Les hauts salaires contribuent plus dans le nouveau système.
  11. Le nouveau système sera plus lisible.
  12. Le président a annoncé cette réforme durant sa campagne présidentielle.

Tous les arguments sont sourcés par des notes de bas de page (et pas moins de 67 notes de bas de page !).

il ne reste plus à ce pouvoir que la violence

Dans un article intitulé il ne reste plus à ce pouvoir que la violence, l’avocat Arié Halimi donne sa vision de l’état de la démocratie en France.

Selon lui, la transition d’un état démocratique et vers un état autoritaire n’est pas binaire. Et un état qui se repose fortement sur sa police est plutôt du côté de l’autoritarisme que du côté de la démocratie.

Nous sommes dans cette gradation des différents types d’exercice du pouvoir dans une démocratie, décrite par Juan J. Linz. Entre démocratie et dictature, il distingue une multitude de nuances, comme celle de la « démocratie illibérale ». La mécanique électorale demeure mais à l’échelle de l’exercice du pouvoir, un autoritarisme s’affirme ; il peut conduire au basculement, avec la généralisation de l’état d’urgence, la permanence de l’état d’exception. Cette possibilité de bascule vers un État policier, où l’autorité politique se soumet au corps policier, est manifeste en France. Les tracts de certains syndicats de police comme Alliance ou le SCPN sont de plus en plus agressifs. Pas seulement à l’égard des militants et des défenseurs des droits de l’homme : l’autorité civile et politique, qui normalement dirige, est elle aussi mise en cause dans ces publications. « Si un policier est jugé, voire condamné pour des violences policières, vous ne nous verrez plus dans la rue », affirment-ils en substance. Le corps policier, on le sent, exerce une pression très lourde sur le ministère de l’Intérieur.

Le déni des violences policières par les représentants de l’état use d’un argument fallacieux : les violences policières n’en sont pas car les policiers sont des représentants de l’état et l’état est fondé - par la loi - à user de la violence légitime.

Parler du monopole ou même de l’usage de la violence légitime relève d’une erreur de droit. Il n’y a pas de monopole de la violence légitime pour l’État. Ça n’existe pas dans le droit pénal. Toute violence, quelle qu’elle soit, est une infraction pénale. Vous pouvez ensuite avoir des faits justificatifs ou des causes d’exonération de responsabilité pénale.

Ces violences policières sont-elles des débordements marginaux, des dérives individuelles de certains policiers ? Ou bien relèvent-elles d’une stratégie globale délibérée ?

La vraie question qui se pose porte sur la nature de ces violences : relèvent-elles d’une stratégie délibérée ? Je pense que oui. Avec d’autres - jour­nalistes, responsables politiques, sociologues - j’ai suffisamment d’éléments en main, d’expérience, de dossiers, de lectures, pour affirmer que ce pou­voir politique extrêmement fragile ne tient plus que par la police, par l’usage de la force et des armes.

Au fil de ces violences policières, le corps policier dans son ensemble perd peu à peu son crédit, son image de défenseur de l’ordre et garant de l’application de la justice. Il apparaît de plus en plus clairement comme la garde impériale d’un gouvernement, d’une caste qui se retranche derrière la force pour mieux se protéger du peuple.

Le symptôme d’une démocratie malade.

pour être libre politiquement, il faut être autonome matériellement

Dans un article intitulé faire durer les grèves : les leçons de l’histoire, l’auteur explique comment le rapport de force entre grévistes et dirigeants s’est modifié au cours du 20ième siècle.

Pour les travailleurs, la problématique majeure d’une grève est davantage de la faire durer que de la déclencher.

Dans les cortèges et sur les piquets de grève, une question taraude : comment subvenir aux besoins élémentaires et continuer à se nourrir, à se chauffer et se loger sans salaire ? Comment payer les factures ?

La durée moyenne des grèves n’a cessé de chuter au cours du 20ième siècle.

Il n’en a pas toujours été ainsi. Il fut un temps où les ouvriers avaient les moyens de tenir la grève. Grâce, notamment, à leur lien avec la campagne et les paysans. Leur enracinement leur offrait une meilleure capacité de résistance. Les statistiques en témoignent. De 16 jours jusqu’aux années 1930, la durée moyenne des grèves a chuté à 2,5 jours après la Seconde Guerre mondiale. Le chiffre n’a pas cessé, depuis, de baisser. « Les conflits sociaux dans le secteur privé sont désormais très courts et les grèves de plusieurs jours extrêmement rares, constate l’historien Stéphane Sirot. Elles ont laissé place à d’autres pratiques plus ponctuelles, comme la journée d’action et le débrayage, qui consiste à bloquer seulement quelques heures, voire quelques minutes la chaîne. »

Au début du 20ième siècle, “les usines étaient enchâssées dans le milieu rural”, les ouvriers et les ouvrières disposaient donc de moyens de subsistance alternatifs.

La possession personnelle d’une parcelle de terre cultivable était alors une formidable caisse de grève : elle fournissait de quoi vivre à celles et ceux qui n’avaient plus de gagne-pain. Elle permettait d’échapper à la menace du dénuement.

Souvent dotés d’un logement et d’un potager, les ouvriers et les ouvrières étaient majoritairement autonomes pour le gîte et le couvert. Leur souveraineté alimentaire étant assurée, ils pouvaient affronter une grève longue sans craindre de souffrir de la faim.

Cet enjeu avait été bien pris en compte par les ouvriers de l’époque. La souveraineté alimentaire était alors une « arme capitale de la lutte », comme l’affirmaient en 1905 les ouvriers de Longwy, en Lorraine.

Parfois même, une basse-cour permettait d’agrémenter leur alimentation d’oeufs ou de viande.

En reportage à Montceau-les-Mines, en 1901, André Bourgeois, l’envoyé spécial des Cahiers de la quinzaine, une revue dirigée alors par Charles Péguy, relevait aussi que les mineurs en grève « jouissaient de quelque aisance ». Ils possédaient la plupart leur maison et un jardin, « d’où ils tiraient légumes et fruits, des lapins, une douzaine de poules, sept ou huit canards. Ils pouvaient tenir plusieurs mois sans paye », écrivait-il.

En accroissant la dépendance des travailleurs et des travailleuses, la domination de la classe dirigeante sur le reste de la population s’est accentuée. L’urbanisation des populations, la disparition des potagers, le recours à l’emprunt pour l’achat d’un logement, le développement de l’industrie agro-alimentaire ont été des facteurs d’affaiblissement des classes laborieuses.

Il a donc fallu l’établir et briser des modes de vie autonomes pour mieux contrôler la population. Paradoxalement, ce mouvement s’est fait en lien avec les tenants du marxisme, qui pensaient qu’une conscience de classe ouvrière était nécessaire à l’avènement du « Grand Soir ».

La séparation des classes laborieuses entre la classe paysanne et la classe ouvrière s’est faite aux dépens des deux classes, pour le plus grand profit de la classe dirigeante.

de l'incapacité des gouvernements face à la crise écologique

Dans un article intitulé environnement : de COP en COP, le cataclysme se rapproche, l’auteur souligne “l’incapacité des gouvernements face à la crise écologique”.

L’inaction des gouvernements est d’autant plus déplorable que “il est trop tard pour éviter la catastrophe”. Il ne s’agit désormais que de limiter son impact et de se préparer à y faire face collectivement.

L’auteur associe la crise écologique en cours au système capitaliste en phase terminal. La solution passe donc par une sortie du capitalisme.

Il n’y a pas d’issue à la crise systémique en dehors d’une alternative anticapitaliste.

L’auteur estime que les gouvernements empêtrés dans le capitalisme ne sont pas en mesure de faire face à la crise écologique car cela reviendrait à scier la branche sur laquelle ils reposent.

Rien à attendre des COP. […] Plus d’un quart de siècle après Rio, de COP en COP, le cataclysme se rapproche.

L’incapacité des gouvernements est inscrite dans le système capitaliste.

L’incapacité des gouvernements face à la crise écologique, climatique en particulier, n’est pas le résultat d’une fatalité mystérieuse, ou de la perversité de la nature humaine, mais le résultat de cinq facteurs structurels : le productivisme congénital du capitalisme empêche de produire moins; le régime néolibéral d’accumulation empêche de concevoir un plan public; la contradiction entre l’internationalisation du capital et le caractère national des Etats empêche d’appréhender le défi globalement; la crise de leadership impérialiste empêche d’assurer ne fût-ce qu’un minimum d’ordre dans le désordre capitaliste (ce facteur est de surcroît aggravé par le climato-négationnisme de Donal Trump); enfin, la crise de la démocratie bourgeoise basée sur la démagogie électoraliste empêche de regarder au-delà d’un délai de trois ans. Tout cela est le produit du système capitaliste en phase terminale qui, comme disait Marx, « épuise les deux seules sources de toute richesse : la Terre et la travailleuse/le travailleur ».

S’il ne faut pas compter sur les gouvernements pour apporter une réponse adéquate à la crise écologique, s’il ne faut pas non plus compter sur des organisations internationales - comme l’ONU ou la conférence des parties (COP) - il ne reste alors plus qu’à compter sur les mouvements citoyens pour faire émerger des solutions à même de s’imposer aux états.

Ou attendre l’effondrement.

Allemagne de l'est, histoire d'une annexion

Dans un article intitulé Allemagne de l’est, histoire d’une annexion, les auteurs dévoilent la face cachée de la réunification allemande : l’annexion de l’Allemagne de l’est par l’Allemagne de l’ouest.

A la fin des années 1980, l’URSS est affaiblie. En 1989, l’Allemagne de l’est est fragilisée et le pouvoir chancelle. Contrairement à l’histoire officielle déclinée dans les livres d’histoire, les Allemands de l’est ne rêvent pas d’une réunification, ils rêvent de la restauration de la démocratie et du socialisme dans leur pays. Mais l’Allemagne de l’ouest ne l’entend pas de cette oreille : elle souhaite profiter de cette opportunité pour annexer l’Allemagne de l’est et s’approprier ses richesses.

À l’automne 1989, la population de la RDA écrit sa propre histoire. Sans concours extérieur, les manifestations de masse à Berlin, Leipzig, Dresde destituent l’État-parti dirigé par le Parti socialiste unifié (SED), sa police politique, ses médias aux ordres. Dans les semaines qui suivent la chute du Mur, l’écrasante majorité des opposants au régime aspire non pas à l’unification, mais à une RDA démocratique — à 71 %, selon un sondage du Spiegel (17 décembre 1989). Les propos d’un pasteur lors du rassemblement monstre du 4 novembre 1989 sur l’Alexanderplatz à Berlin traduisent cet état d’esprit : « Nous autres Allemands avons une responsabilité devant l’histoire, celle de montrer qu’un vrai socialisme est possible. »

Même tonalité dans l’appel « Pour notre pays » lancé le 26 novembre et présenté à la télévision nationale par l’écrivaine Christa Wolf. « Nous avons encore la possibilité de développer une alternative socialiste à la RFA [République fédérale d’Allemagne] », affirme ce texte qui recueillera 1,2 million de signatures — sur 16,6 millions d’habitants. Réunis au sein de la Table ronde, créée le 7 décembre sur le modèle polonais et hongrois pour « préserver l’indépendance » du pays et rédiger une Constitution, mouvements d’opposition et partis traditionnels esquissent les contours d’un socialisme démocratique et écologique. L’irruption des forces politiques ouest-allemandes neutralise bientôt cette mobilisation.

Un temps sidérés par les événements, les dirigeants de Bonn — alors capitale de la RFA — se lancent à la conquête électorale du pays voisin. Leur ingérence dans le scrutin législatif du 18 mars 1990, le premier soustrait à l’influence de l’État-parti et de Moscou, est telle qu’Egon Bahr, ancien ministre social-démocrate et artisan dans les années 1970 du rapprochement entre les deux Allemagnes, parle des « élections les plus sales [qu’il ait] observées dans [sa] vie ». Fort du soutien des États-Unis et de la passivité d’une URSS affaiblie, la République fédérale dirigée par le chancelier conservateur Helmut Kohl procède en quelques mois à un spectaculaire coup de force : l’annexion d’un État souverain, la liquidation intégrale de son économie et de ses institutions, la transplantation d’un régime de capitalisme libéral.

Cette annexion, même si elle n’est jamais présentée comme telle dans les livres d’histoire, est totalement assumée par ceux qui l’ont organisée.

Pour comprendre la malfaçon de l’histoire officielle, à laquelle nul ou presque ne croit à l’Est, il faut se débarrasser du mot même qui la résume : il n’y a jamais eu de « réunification ». À cet égard, M. Wolfgang Schäuble, ministre de l’intérieur de la RFA chargé des négociations du traité d’unification, tient à la délégation est-allemande, au printemps 1990, des propos sans ambiguïté : « Chers amis, il s’agit d’une entrée de la RDA dans la République fédérale, et pas du contraire. (…) Ce qui se déroule ici n’est pas l’unification de deux États égaux. » Plutôt que de faire voter aux deux peuples allemands rassemblés une nouvelle Constitution, conformément à la Loi fondamentale de la RFA (article 146) et au souhait des mouvements civiques, Bonn impose l’annexion pure et simple de son voisin, en vertu d’une obscure disposition utilisée en 1957 pour rattacher la Sarre à la République fédérale. Signé le 31 août 1990 et entré en vigueur le 3 octobre suivant, le traité d’unification étend simplement la Loi fondamentale ouest-allemande à cinq nouveaux Länder créés pour l’occasion, effaçant d’un trait de plume un pays, dont on ne retiendra plus désormais que l’inflexible dictature policière, le kitsch vestimentaire et la Trabant.

La brutalité du rattachement de l’Allemagne de l’est provoqua un choc économique qui détériora durablement les conditions de vie des Allemands de l’est.

En une nuit, la RDA accomplit la libéralisation économique que l’Allemagne occidentale avait menée après-guerre en une décennie. En juillet, la production industrielle chute de 43,7 % par rapport à l’année précédente, de 51,9 % en août et de près de 70 % fin 1991, tandis que le nombre officiel de chômeurs grimpera d’à peine 7 500 en janvier 1990 à 1,4 million en janvier 1992 — plus du double en comptant les travailleurs au chômage technique, en reconversion ou en préretraite. Aucun pays d’Europe centrale et de l’Est sorti de l’orbite soviétique ne réalisera plus mauvaise performance…

Les biens publics ont été rassemblés au sein de la Treuhand, une structure en charge de liquider ou de privatiser l’ensemble de ces biens avec à la clé une énorme destruction de capital productif en même temps qu’un accaparement des biens de l’Allemagne de l’est par des investisseurs de l’Allemagne de l’ouest.

La Treuhand s’acquitte de sa mission en privatisant ou en liquidant la quasi-totalité du « patrimoine du peuple » — nom donné aux entreprises et aux biens d’État dont elle reçoit la propriété le 1er juillet 1990. À la tête de 8 000 combinats et sociétés, avec leurs 32 000 établissements — des aciéries aux colonies de vacances en passant par les épiceries et les cinémas de quartier —, d’une surface foncière représentant 57 % de la RDA, d’un empire immobilier, cette institution devenue en une nuit le plus grand conglomérat du monde préside aux destinées de 4,1 millions de salariés (45 % des actifs). À sa dissolution, le 31 décembre 1994, elle a privatisé ou liquidé l’essentiel de son portefeuille et peut s’enorgueillir d’un bilan sans équivalent dans l’histoire économique contemporaine : une ex-RDA désindustrialisée, 2,5 millions d’emplois détruits, des pertes évaluées à 256 milliards de marks pour un actif net initial estimé par son propre président, en octobre 1990, à 600 milliards !

Ce prodige du libéralisme représente pour Mme Luft, dernière ministre de l’économie de la RDA, « la plus grande destruction de capital productif en temps de paix ». Les chercheurs Wolfgang Dümcke et Fritz Vilmar y voient de leur côté un temps fort de la colonisation structurelle subie par la RDA : investisseurs et entreprises ouest-allemandes ont racheté 85 % des sites de production est-allemands ; les Allemands de l’Est, 6 % seulement.

Outre l’enrichissement de investisseurs d’Allemagne de l’ouest, cette opération avait également pour effet de supprimer toute concurrence en provenance d’Allemagne de l’est, garantissant ainsi les marges des entreprises d’Allemagne de l’ouest.

Une série de décisions absurdes ainsi que la collusion entre la Treuhand, le gouvernement conservateur et le patronat ouest-allemand ont nourri la conviction — jamais démentie — que la Treuhand avait d’abord agi pour éliminer du marché toute concurrence susceptible de faire baisser les marges des groupes ouest-allemands.

L’action de la Treuhand a été le théâtre d’actes qui aujourd’hui encore restent dans les mémoires des Allemands de l’est :

  • suppressions d’emploi par centaines de milliers
  • fermeture d’usines rentables afin d’éviter de concurrencer les usines d’Allemagne de l’ouest
  • magouilles des investisseurs, détournement de subventions, corruption, malversations
  • émolument somptueux des liquidateurs de la Treuhand
  • coût exorbitant de consultants externes

L’Allemagne de l’est reste - aujourd’hui encore - meurtrie de ces actes de prédation.

Plusieurs années après la réunification, les langues se délient et la vérité fait surface petit à petit.

« En vérité, a admis en 1996 l’ancien maire de Hambourg Henning Voscherau (SPD), les cinq années de “construction de l’Est” ont représenté le plus grand programme d’enrichissement des Allemands de l’Ouest jamais mis en œuvre. »

Une réunification qui avait la forme d’une annexion et le goût amer de la spoliation.

la langue d'autrefois est bien moins sexiste qu'aujourd'hui

A l’heure où le langage épicène, également connu sous le nom d’écriture inclusive, fait débat dans les médias français et sur les réseaux sociaux, il suscite une opposition de longue date de l’académie française et de vives critiques d’une frange conservatrice de la population française.

Eliane Viennot est professeuse de littérature, historienne et féministe. Dans un article intitulé la langue d’autrefois est bien moins sexiste qu’aujourd’hui, elle montre que les barbarismes inventés par le langage épicène ne sont en aucun cas des néologismes, mais en réalité des mots anciens qu’on ne fait que ressortir de l’oubli.

Nous y répertorions les mots qui ont disparu, tels que « autrice » ou « professeuse », avec les références des textes dans lesquels nous les avons trouvés, pour prouver que ces mots ne sont pas des néologismes… Ils figurent dans des textes du XIV, XVI ou XVIIème siècle ! Le fait de donner les références exactes permet aux gens de voir que nous ne racontons pas des salades, et d’aller chercher par eux-mêmes si la question les intéresse.

Dans notre rubrique, nous avons aussi mis des témoignages de bagarres entre intellectuel.les. Car bien des mots n’ont pas été oubliés : on leur a fait la guerre. Des grammairiens précisent dans leurs ouvrages qu’il ne faut pas les utiliser ; et ils ne les inscrivent pas dans les dictionnaires…

Le langage a été orienté en France avec l’objectif de masculiniser certains termes et d’en féminiser d’autres. La société a délimité la place des hommes et celle des femmes, et le langage était un des outils pour mener à bien cette polarisation de la société.

[…] je me suis rendue compte que l’Europe a connu une véritable guerre intellectuelle sur la place des femmes dans notre société… guerre dont la France a été l’initiatrice. Cette « querelle des femmes » a commencé à monter vers les XIII-XIVème siècles, après la création des universités (strictement masculines). Cela a engendré des débats sur la place des femmes dans l’éducation, la famille, la politique etc. Mais on ne se dispute pas sur la langue avant le début du XVIIème siècle. Et ensuite cette querelle s’envenime, parce que la masculinisation de la langue s’accentue.

Jusqu’au 17ième siècle, la lecture et l’écriture étaient peu répandues et il fallait que les distinctions de genre s’entendent. Ainsi, autrice se distingue mieux de auteur que auteure.

La langue d’autrefois est bien moins sexiste qu’aujourd’hui. Jusqu’au XVIIème siècle, les femmes ne sont jamais nommées au masculin. Alors qu’aujourd’hui, cela nous paraît normal de dire par exemple qu’une femme est « directeur » ou « entrepreneur ». Tout le monde en aurait ri, à l’époque ! Dans les langues romanes, on parle des femmes au féminin et des hommes au masculin, grâce à des finales de mots qui s’entendent. Tous les féminins s’entendaient en français jusqu’au XVIIème, parce que les gens avaient besoin de l’entendre.

Les anciens types d’accord étaient également moins sexistes :

  • accord de proximité, on accorde l’adjectif avec le dernier nom énoncé ou écrit
  • accord de logique, on accord l’adjectif avec le nom énoncé qui semble le plus important (en nombre ou en symbolique)

Ces règles sont beaucoup plus intuitives que la règle basique aujourd’hui enseignée à l’école : “le masculin l’emporte sur le féminin”.

Ceci dit, ces règles sont décidées en haut-lieu : chez les grands auteurs, les encyclopédistes, les académiciens… Jusqu’au début du 20ième siècle, elles ne se propagent guère dans la société et les usages ancestraux demeurent.

Mais jusqu’au début du XXème siècle, il n’y a pas d’institution capable de mettre tout le monde au garde à vous, puisqu’il n’y a pas d’école primaire obligatoire. Donc ce que peuvent dire ceux qui émettent les normes, comme les académiciens, n’a pas forcément une grande portée. Les modes d’apprentissages sont très divers. Les anciens usages se perpétuent donc très longtemps – comme les langues régionales.

Les choses changent avec la démocratisation de l’écrit et la montée en puissance de l’académie française. La pression pour l’adoption des nouveaux usages augmente et si les anciens usages n’ont pas totalement disparu, ils deviennent des figures de style réservées aux grands auteurs.

Un exemple marquant de cette lutte de l’académie française pour la domination du masculin se matérialise dans l’adjonction d’un nouveau sens au mot Homme (avec un grand h) qui recouvre un groupe composé de tous les hommes et de toutes les femmes. Cette généralisation apporte de la confusion sur le sens des mots. Si le mot homme peut recouvrir plusieurs sens, le mot femme est également polysémique. Dès lors, on ne sait plus trop si la femme est l’homologue de l’homme ou si elle est l’homologue de l’époux

Mais l’Académie a décidé, à la fin du XVIIème siècle, que « homme » pouvait servir pour parler de l’humanité toute entière, autrement dit que les femmes sont des hommes. Cette conclusion absurde, ils ne l’ont jamais tirée : les académiciens voulaient juste grandir « l’homme » ! Mais elle est inévitable en logique : si homme = humanité, alors homme = femme.

Paradoxalement, cette assimilation de 3 notions : humain, homme, femme a probablement servi les luttes féministes contre la domination masculine et pour l’égalité des sexes, se retournant ainsi contre les objectifs de l’académie française et ses principes ségrégationnistes.

La masculinisation de la langue est une construction délibérée, que nous dé-construisons aujourd’hui. La domination du masculin sur le féminin était déjà présente, nous en avons hérité du latin et du grec, puisque les hommes ont toujours dominé la parole publique et l’écriture, mais elle était beaucoup moins prégnante, et moins absurde.

Le langage a toujours été un outil d’influence - ce qui ne se nomme pas n’existe pas - il a par conséquent été utilisé pour modifier l’équilibre entre le masculin et le féminin. Il y a quelques siècles, la langue française était moins sexiste qu’aujourd’hui, et elle a délibérément été rendue plus sexiste par des hommes académiciens.

Si la langue théorique des livres de grammaire est importante en ce qu’elle garantie son utilité comme outil de communication partagé, la langue pratique de la rue a toute son importance également car une langue n’est vivante que tant qu’elle est parlée, tant qu’elle évolue.

l'effondrement a commencé, il est politique

Dans un article intitulé l’effondrement a commencé, il est politique, le professeur d’anthropologie, Alain Bertho estime que l’effondrement a déjà commencé, et qu’il se manifeste sous la forme d’une défiance réciproque entre gouvernants et gouvernés.

Alors que des révoltes éclatent aux quatre coins du monde, gouverner aujourd’hui s’apparente de plus en plus à mener une guerre ouverte ou larvée contre les soulèvements des peuples et des êtres vivants, pour maintenir coûte que coûte un ordre de plus en plus discrédité.

Pour Alain Bertho, ce qu’il importe de préserver est à la base de toutes nos sociétés et nous définit en tant qu’être humain faisant partie d’un tout : l’humanité.

Ce qui fait l’Humanité, pour l’anthropologue que je suis, c’est sa conscience d’elle-même et sa conscience du temps, sa capacité à rêver, à espérer, à inventer, à s’inventer sans cesse.

Alain Bertho mène depuis depuis 35 ans des recherches sur les classes populaires urbaines et leurs mobilisations. Depuis 2005, il s’intéresse particulièrement à la violence collective et aux affrontements civils. Au travers de ces révoltes, ces guerres ouvertes ou larvées, c’est l’humanité elle-même qui est menacé, elle qui nous conduit à faire société et à nous imaginer une destinée commune.

L’enjeu d’aujourd’hui n’est donc pas tant de sauver coûte que coûte la démocratie représentative que de réunir le peuple et les peuples dans la recherche d’un avenir commun, d’une éthique commune du vivant dans l’apocalypse qui commence.

La désaffection des politiques et du politique par les populations est donc un indice majeur du délitement de nos sociétés.

Contrairement à ce que pourraient laisser à penser les collapsologues, « l’effondrement » tant annoncé ne sera pas d’abord un processus technico-économique qui, du jour au lendemain sans crier gare, mettrait fin à notre civilisation, et par conséquent à la politique. L’effondrement qu’on nous annonce a déjà commencé. Et c’est sur ce terrain, la politique, qu’il se manifeste aujourd’hui à l’échelle planétaire. Les soulèvements ne sont pas la cause de cet effondrement. Ils en sont le symptôme et peuvent en être l’antidote salutaire.

Quand nos dirigeants n’ont plus de légitimité, ils commencent à avoir peur du peuple et ils s’orientent vers des mesures de contrôle autoritaire de la population. La seule réponse de la population ne peut être qu’un soulèvement qui mène à des affrontements entre les gouvernés et les gouvernants.