Albert Einstein disait : “Le monde est dangereux à vivre ! Non pas tant à cause de ceux qui font le mal, mais à cause de ceux qui regardent et laissent faire.”
Comment faire alors pour amener ceux qui regardent et laissent faire à ne plus laisser faire mais à faire ? C’est à cette question que s’intéresse Alain Accardo dans son article intitulé l’organisation et le nombre.
Sa thèse est que le point de départ de toute démarche de changement social débute au niveau de l’individu, de l’auto-analyse qu’il peut avoir sur lui-même et sur sa place dans la société.
Se socioanalyser consiste à se demander, en toutes circonstances, en quoi ce que l’on est et ce que l’on fait ou projette de faire, est déterminé, dans sa matérialité et/ou ses modalités, par ses conditions sociales d’existence, c’est-à-dire par la socialisation subie, par la position sociale qu’on occupe, par la trajectoire que l’on a suivie, par son appartenance à tel(s) ou tel(s) groupe(s), à telle classe ou fraction de classe, par les capitaux matériels et symboliques que l’on détient ou que l’on convoite, etc., et en même temps à se demander en quoi les « choix » de toute nature que l’on opère à tout instant, parfois après en avoir délibéré mais le plus souvent sans même y réfléchir vraiment, contribuent au maintien et à la reproduction de l’ordre social établi. La socioanalyse est donc un travail d’élucidation, de mise en lumière de ce qui habituellement fonctionne dans le clair-obscur, voire dans l’inconscience totale, à savoir les rapports d’homologie ou, pour parler plus simplement, les correspondances et les déterminations réciproques plus ou moins étroites, plus ou moins immédiates, entre les deux formes conjointes sous lesquelles existe toujours le monde social : les structures objectives en dehors de nous et les structures subjectives au dedans de nous. C’est un exercice difficile sans doute, mais ni plus ni moins que toute autre tâche intellectuelle, pour peu qu’on ait le temps et les moyens de s’informer et de réfléchir. La qualité du résultat dépend évidemment des ressources théoriques dont on dispose, mais je ne crois pas qu’il existe de méthode de la socioanalyse sans peine ni de recette magique pour acquérir la volonté de savoir, de comprendre et d’en tirer les conséquences. La véritable difficulté est ailleurs.
Elle tient au fait que, généralement, ceux qui entreprennent ce retour sociologique sur eux-mêmes y sont conduits parce qu’ils s’interrogent sur la façon dont le monde social fonctionne. Et s’ils s’interrogent, c’est d’abord parce qu’ils ne s’y sentent pas bien. Ceux qui s’y sentent confortables sont plutôt enclins à considérer que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. Mais ceux qui éprouvent un malaise, une des nombreuses formes de la « misère de position », finissent par s’interroger sur la racine de leur mal avec peut-être l’espoir d’y remédier. L’ennui, c’est qu’en même temps que certaines des raisons pour lesquelles on souffre, l’analyse critique découvre les conditions et donc les limites dans lesquelles on peut y remédier. On commence à comprendre que tous ces problèmes sont structurels, inhérents à une logique objective de fonctionnement, à un agencement systémique qui se moque des humeurs individuelles tant qu’elles ne se transforment pas en une force sociale organisée. On découvre qu’on n’est pas aussi étranger qu’on pouvait le croire au fonctionnement des structures et que, alors même qu’on aurait des raisons de se plaindre, on se comporte en victime consentante quand ce n’est pas en collaborateur zélé du système qui vous opprime. Pis encore, on découvre aussi – et ça, c’est très déstabilisant – qu’on n’a pas uniquement des raisons de se plaindre du monde dans lequel on vit, mais qu’il a aussi, en compensation, quelques côtés plus supportables, quelques avantages dont on imagine mal qu’on puisse se passer. Mais ce progrès dans la connaissance de soi-même n’a malheureusement pas d’effet automatique.
Il en conclut que cette auto-analyse conduit forcément sur un point de vue novateur sur soi-même et sur les autres.
En définitive, je dirai que que l’effort de se socioanalyser, s’il est suffisamment poussé, en toute rigueur, a une grande probabilité de déboucher sur l’adoption d’un point de vue révolutionnaire, une volonté de transformation radicale des rapports sociaux. La difficulté c’est de constituer la force sociale indispensable à la réalisation de ce projet. En tout état de cause, cela implique le rassemblement de la masse des intéressés potentiels (l’immense majorité des salariés aujourd’hui) autour d’un nouveau projet de société. Encore faudrait-il que tous les intéressés arrivent à faire le lien entre leur mal-être existentiel et la logique du système qu’ils ont intériorisée, et donc qu’ils entament, d’une façon ou d’une autre, leur socioanalyse.
Quoi qu’il en soit, la mise en évidence des liens étroits et incorporés que chacun entretient avec l’ordre établi, est la seule voie, non pas pour échapper miraculeusement aux pesanteurs sociales – ce qui est impossible – mais pour commencer à remédier à la cécité volontaire et plus encore involontaire qui assujettit tout agent au système et fait de lui un esclave qui s’ignore.
Cette analyse intéressante montre qu’une initiative isolé ou limitée n’a que peu de chance d’aboutir à un véritable changement. A l’inverse, une initiative qui débute au niveau de l’individu et qui - par l’organisation et le nombre - arrive à fédérer tout ou partie d’une classe sociale, est la seule à même d’aboutir à un mouvement doté d’une volonté politique de changement.